A pied, en voiture, en camion, en tracteur
de la Normandie à la Scandinavie (1954) :
10 – SUÈDE : Le camp agricole de Ricksättra,
apprentissage de la vie de groupe (1954)
Vendredi 16 juillet 1954 : le boulot commence, le mécontentement aussi. Les garçons clouent des cageots pendant que les filles cueillent le persil (plocka persilja). Le patron est peu sympa, un peu raciste avec une préférence manifeste pour les peuples germaniques, réputés sérieux. L’Autrichien Franz est tout de suite le chou-chou. Des Français, il a retenu une seule chose : « Ah ! Paris ! Les Apaches ! ». Et il sait dire à Claude pour guider de l’index sa cueillette de persil : « Izi, Mademoiselle Petit, izi… ». Quant à Pesta, il souffre d’emblée de l’aversion du père Ridder à l’égard de la main-d’œuvre coloniale ! Le soir, Kiki nous apporte la pâtée et laisse tomber comme un couperet : « Eat ! It’s the last meal to-day ! Mangez ! C’est le dernier repas aujourd’hui ! » Ni pain ni vin pour cette ultime Cène ! Beaucoup de lait, de patates bouillies et de concombres.
Il pleut. Alors, la pâtée absorbée, on chante à tue-tête dans la cuisine. Pesta chante d’une merveilleuse voix de basse « Dou, dou, dou… ». La jeune Finlandaise Terrtu a apporté son cahier de chansons. Certaines sont internationalement connues et reprises en chœur. Claude et moi, nous nous distinguons par l’harmonie de nos duos. Alors surgit la mère Ridder qui, le visage marqué par la colère, hurle ce que la contremaîtresse Kiki nous traduit aussitôt avec diligence et servilité : « Vous n’êtes pas des êtres normaux ! ». Effondrement, silence, désolation. « That’s not a student camp ! » déplore Pesta. Hans se montre vite leader de la contestation et se lance dans une longue tirade où reviennent souvent les expressions : « We are in right to… Nous sommes en droit de… ».
(Présentez, Armes !.. De gauche à droite : Daniel, Pesta l’Indonésien, Franz l’Autrichien, Hans le Hollandais et les quatre Finnois aux noms imprononçables.)
Franz-le chouchou est très en retrait. Les trois Français sont davantage portés à la rigolade : comme la pluie a cessé, qu’il n’est encore que 20 heures et que l’obscurité ne viendra pas avant minuit, ils invitent le groupe à aller chanter dehors au cours d’une excitante chasse à l’escargot.
(1954 : les travailleurs agricoles de Ricksättra à la chasse aux escargots. Au second plan, le hollandais Hans Raven porte la cuvette destinée au gibier capturé. Au premier plan, de gauche à droite, sa femme Hanna, puis Chedozot qui semble battre la mesure. Claude, en pole position, très entourée, porte un foulard d’Eclaireuse de France illuminante. Puis mon compagnon de route et ami Roger un peu en retrait et enfin l’autrichien Franz Peter.)
Samedi 17 juillet : Comme nous nous attardons un peu après le petit-déjeuner (concombres, porridge, chocolat et lait : nous en buvons 15 litres par jour), Kiki laisse tomber d’une voix sinistre: « He is waiting for you ! Il vous attend ! ». « Il », c’est le père Ridder qui s’impatiente au pied de l’escalier pour distribuer le travail : aujourd’hui, les garçons sont employés au binage, les filles restent au persil. Jamais vu autant de bouquets frisés s’entasser puis partir par camions entiers sur Stockholm ! Très joli spectacle dont je n’ai malheureusement pas de photos (on en prenait encore rarement à cette époque).
Dimanche 18 juillet : on respecte le jour du Seigneur, pas de travail aujourd’hui. Dans la cour, devant la demeure des Ridder, le drapeau suédois flotte, une table a été dressée et le patron semble diriger une réunion de personnalités importantes : séance de conseil municipal ? Réunion du syndicat des fabricants de persil ? Célébration religieuse ? Je ne sais, je ne saurai jamais ce qu’est cette réunion dominicale tant la communication restera difficile jusqu’au bout avec les Ridder et Kiki. On y chante pour clôturer la séance l’hymne suédois. Le patriotisme suédois nous étonne. Seulement neuf années se sont écoulées depuis la fin de la guerre et nous en sommes encore marqués : nous nous posons beaucoup de questions sur la « neutralité » suédoise stigmatisée par les voisins danois et norvégiens.
(Chedozot, travailleur agricole stakhanoviste en plein effort, faisant une drôle de binette à l’idée d’entamer sa séance de binage…Juillet 1954)
On dit que le jour de la capitulation allemande, les drapeaux étaient en berne à Stockholm : cela paraît invraisemblable, mais que le bruit circule et nous mette en émoi est caractéristique de l’époque. Aujourd’hui, je préfère ne penser qu’à l’ambassadeur de Suède qui, en passant toute la nuit précédant la libération de Paris auprès du Général von Choltitz, commandant la place, l’aurait convaincu de ne pas faire sauter la capitale comme le lui avait ordonné le Führer.
Dans ce domaine, c’est encore Hans le protestataire qui est en flèche : il ne pardonnera jamais le bombardement de Rotterdam en mai 1940. Il le dit au pauvre Franz qui a eu la faiblesse d’avouer qu’il avait servi en 1945, à l’âge de 15 ans, dans le Volksturm, ce ramassis de vieillards et d’enfants enrôlés de gré ou de force que, dans un ultime sursaut, Hitler avait essayé d’opposer à l’avance soviétique. Franz boit son lait quotidien dans une antique gourde culottée de l’armée allemande : ça nous défrise, nous connaissons trop la forme des équipements des troupes d’occupation. Il raconte ses affres quand il a été prisonnier des Russes : sans la moindre charité, nous pensons que c’était bien fait pour lui. Il prend excuse de sa jeunesse et du chaos qui régnait à l’époque et sur un ton repenti va répétant : « There are things that you must understand… Il y a des choses que vous devez comprendre…». Mais la guerre est encore trop proche, nous avons bien du mal à comprendre. Nous segmentons encore les peuples entre ceux qui étaient pour nous et ceux qui étaient contre…Heureusement, ça a changé.
Franz pâtit d’un préjugé défavorable, d’autant plus qu’il devient vite, par son ardeur toute germanique au travail bien fait, le préféré du patron et de la contremaîtresse ! Je dirais aujourd’hui que c’était légitime car nous étions une bande de bras cassés.
Une étincelle a failli mettre le feu aux poudres. Chaque matin, à tour de rôle, l’un de nous devait enfourcher une vieille bicyclette pour se rendre à la superette Konsum de Svarstjö faire les approvisionnements. Il fallait aussi passer à la poste. Le chemin était caillouteux, le vélo n’était pas un VTT, la selle meurtrissait et bleuissait les fesses, on crevait souvent en route, les élans pourtant pacifiques faisaient peur, nous n’étions pas habitués à ces grosses bêtes en liberté. Faisaient peur également les travailleurs agricoles du centre de rééducation par le travail pour condamnés alcooliques qui honorait Svarstjö : les prisonniers y menaient une libre et saine vie de château réhabilitante mais ils avaient quand même de drôles de têtes quand on les rencontrait au coin du bois ! Personnellement, j’aimais assurer le service ne serait-ce que parce que j’avais l’espoir de trouver à la poste restante une lettre de Monique. Et puis, au retour, on était accueilli à bras ouverts, on était l’aventurier qui revient d’un coin civilisé, qui a des nouvelles, qui rapporte de la bière (öl), qui a vu des poteaux indicateurs qui affirment que Stockholm n’est pas loin, qu’il y a des autocars qui y vont, que nous sortirons un jour de notre trou. Mais lorsque la direction a décidé de dispenser Franz de cette corvée sous le prétexte que son excellente productivité à la ferme ne devait pas être perturbée par ces basses besognes, j’ai rallié la grève déclanchée par Hans : « We are in right to… ». « We are not slaves ! Nous ne sommes pas des esclaves ! » a renchéri Pesta. Kiki et les Ridder ont vite compris : Franz a été réintégré dans le personnel subalterne…
(Chedozot 55 ans plus tard en pèlerinage devant le Konsum de Svartsjö. Juillet 2009)
(La « prison » pour alcooliques de Svartsjö)
(Encore la « prison » : c’est la vie de château !)
(L’ancien bâtiment de la poste, aujourd’hui désaffecté. Photo 2009)
(Une rencontre courante chemin faisant… Impressionnant !)
A partir du lundi 19, le rythme du travail est pris : le matin, à 6 heures 45, Kiki frappe aux carreaux. La nuit a été trop courte, le jour ne s’est éclipsé que de minuit à 3 heures du matin. Chacun pousse, en s’étirant, des cris de bête. Je sors le dernier de mon sac de couchage rempli d’odeurs où les mucus humains se mêlent au foin humide de notre paillasse. Je n’ai plus que le temps d’enfiler mes inséparables baskets, mon pantalon militaire kaki, surplus de l’armée britannique, et sur une chemise bleu marine crasseuse, de mouler mon vieux pull jaune, un vieux pull crade qui a son histoire, qui épouse une personnalité.
Je cours à l’unique robinet m’y laver le bout du nez et démêler ma barbe rousse sous les moqueries de la vaillante Claude qui, tous les jours à 7 heures, ne manque pas sa douche froide en plein air. Puis, je gagne la grande table familiale. On échange des « Good morning », des « Tak so mycket » sans lever le nez de son assiette de porridge ou de sa tartine de pain de mie sucré trempée dans du chocolat et agrémentée de tranches de concombre. La louche qui sert à puiser le lait dans un grand broc est l’occasion de mille politesses matinales, de mille galanteries et civilités dans un grand nombre de langues.
L’œil d’aigle de la Kiki veille soigneusement au bon déroulement de ces opérations quotidiennes. Elle est la gardienne de l’emploi du temps fixé par le patron, elle fait claquer les ordres et son « it is time ! » sans tendresse la rendra vite impopulaire. C’est sur ces paroles que nous retrouvions le patron et apprenions nos affectations : binage, persil ou fenaison. Et notre petit groupe gagnait les champs, armes sur l’épaule : le gigantesque Hans remâchant ses revendications (« We are in right to… »), le fraîchement décolonisé Pesta d’une affabilité remarquable mais se lamentant interminablement (« We are not slaves ! »), le puissant Franz, petit, musclé, un imperméable militaire aux couleurs de camouflage sur l’épaule, portant la botte et ne pouvant d’ailleurs se défaire d’un rythme de marche qui est celui de l’homme botté. Et puis il y avait la main-d’œuvre française à l’équipement inénarrable et aux chansons intarissables, grand sujet d’étonnement pour les indigènes.
Mais la météo va interrompre la routine… La pluie retarde la fenaison. Les filles continuent cependant à exploiter le persil. On trouve du travail pour le stakhanoviste Franz. Les autres sont au chômage technique…Un conflit social sérieux est proche. Nous en parlerons dans le prochain épisode.
Daniel Bas, 16 février 2011.
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