18 octobre 2007
Océane vient de tomber lourdement sur le pavé en voulant faire une exhibition de danse classique. Forte douleur au coude. Impossible de bouger le bras. Vite, direction hôpital.
Ce soir, les internes ne se bousculent pas pour réparer les os cassés et panser les plaies. Pas de chance, ils sont en grève. Nous sommes donc confrontés au paradoxe subtil de voir les hémorragies traitées au compte goutte. Avant de pouvoir rencontrer un médecin, nous avons quelques heures devant nous pour observer de l’intérieur la cour des Miracles des Urgences.
Une femme insulte son mari en créole et invoque le Seigneur en lui montrant d’affreuses blessures aux bras :
- Là, pis là, là et là ! Regarde bien set li la fé à mwen ! Mon Dieu, donne à li un
bon baisement ! Un bon baisement, mi di a ou ! (Là, là et là ! Regarde bien ce qu’il m’a fait ! Mon Dieu, donne-lui une bonne raclée ! Je te le demande !)
Alors, elle prend son public à témoin et relève sa jupe. Les mollets, les cuisses sont couverts de cicatrices. Certains patients posent des questions. Ils aimeraient bien savoir avec quel objet contondant l’époux a fait ça.
- Le cochon ! Avec un sabre ! (Coupe-coupe) Mi souhait’ ke li mort ! Vraiment !
(Je voudrais qu’il soit mort).
Quelque part, un homme chante. Il connaît le répertoire de Christophe par cœur et passe en revue tous ses premiers succès.
Des pompiers ouvrent la porte à battants. Ils nous amènent quatre blessés. Accident de la route. Les conversations s’arrêtent. Toutes les têtes se tournent vers les visiteurs. L’apparition a de quoi impressionner les âmes sensibles : quatre corps allongés sur une civière, enveloppés dans une couverture de survie. Il y a là tout le matériel des grandes occasions : porte-perfusions, colliers cervicaux, écharpes triangulaires. Le spectacle intéresse le chanteur. Il se rapproche des nouveaux arrivants et vient se poster devant un chariot.
Ressent-il mieux que tout autre la froideur de l’accueil et la détresse des malheureux? Il prend la parole avec extravagance, assurant à lui seul l’animation de « son » groupe de patients :
- Ah ! Enfin ! Vous voilà ! J’vous attendais ! C’est à cette heure-là qu’on arrive ?
Madame, monsieur…Ca va ? Pas trop fatigués par le voyage ? Psst ! Jeune homme ! Faites une petite place à ces messieurs dames, voyons ! Venez ! Venez ! On va se serrer…
L’assistance est médusée par une telle effronterie. Le one-man-show entre alors dans une phase délicate. « L’artiste » prend soudain la main d’une jeune femme dont on voit à peine le visage, masqué par la combinaison isotherme, et lui déclare :
- Oh ! T’en fais une tête ! T’es pas belle ! T’as qu’un œil, mais je
t’aime…
Non seulement la courtisée ne proteste pas, mais…la couverture semble secouée de spasmes… Miracle ! Un petit rire s’échappe de l’intérieur de la civière ! La blessée semble donc avoir entendu le message d’amour. Ainsi, devant nos yeux ébahis, un comique de premier choix fait le bonheur des mal-en-point. Cet homme ivre et jovial au beau milieu de la souffrance humaine, incarne sans le savoir, l’image la plus sublime du surréalisme.
Sans attendre une réponse claire de la promise en mauvaise posture, la star de la nuit entonne : « Et j’ai pleuré, pleuré-é…pour qu’elle revienne… »
Peu à peu les éclopés se dérident, les allongés se redressent, les assis rajeunissent. Plus de douleur, plus de lamentation. Un magicien est parmi nous.
Le clou du spectacle est incontestablement la chanson à venir :
« Je lui dirai des mots bleus… » En quelques secondes, la vedette sent que son public est acquis. Les uns marmonnent quelques bribes des paroles un peu oubliées, les autres sont sur le point d’applaudir. L’heure de gloire du chanteur est arrivée :
« Je te dirai des mots bleus…des mots qu’on dit avec les yeux…ceux qui
rendent les gens heureux…une histoire d’amour sans paroles n’a pas besoin de protocole… »
Là, c’est le fou rire général. Mais c’en est trop pour le médecin de garde. Le mot bleu qui fait déborder le vase. Il se dirige tout droit vers notre boute-en-train et le menace :
- Stop ! Ca suffit, monsieur Payet ! C’est tous les soirs le même cirque ! Ca
commence à bien faire ! Laissez mes patients tranquilles ! Silence !
- Oh ! J’dis plus rien ! Mais la dame veut se marier avec moi !
Et, pour convaincre son détracteur, il attaque :
« Avec les filles j’ai un succès fou !.... »
Du coup, les internes de garde arrêtent leur grève et décident d’accélérer le rythme des auscultations. Au moment où un infirmier veut allonger monsieur Payet sur un brancard, le chouchou des Urgences se laisse tomber par terre et hurle en se tenant le cœur :
- Pitié ! Mon cœur ! Pitié ! Au secours ! Ils me tuent ! Laissez-moi partir !
Puis il se relève et jette un regard circulaire sur l’assistance :
- Vous m’avez foutu avec les morts !
Les spectateurs, un peu vexés, retournent à leurs douleurs. Voilà donc un remède dont les effets ne durent qu’un instant. On éloigne le chanteur au fond d’un couloir. De temps en temps, un chapelet de « mots bleus » s’échappent d’une fenêtre.
Aussitôt c’est le tour d’Océane d’être reçue par un urgentiste. Nous entrons dans une pièce qui sent fortement l’éther. On ne veut pas toucher le bras. Un interne se gratte les cheveux. Un autre semble débordé par l’arrivée brusque de plusieurs bras cassés. Pour un peu, il nous demanderait de recoller nous-mêmes les morceaux ! La radio ne montre rien de précis. Le « spécialiste », ne distinguant pas de réelle fracture, il prend la décision de tremper tout le bras de ma fille dans le plâtre.
- On verra bien, me dit-il, s’il y a fêlure, elle sera consolidée dans quinze jours.
- Ah bon ? Vous mettez tous les os que vous trouvez dans un même plâtre ?
Tiens ! Pourquoi pas ? C’est une idée…Au revoir, merci et…à la prochaine !
L’auditoire est interloqué. Il y a bien une ou deux bouches ouvertes, prêtes à répondre à mon insolence, mais à minuit, on a d’autres chats à fouetter, tout le monde est fatigué, alors on ne dit « les mots qu’avec les yeux… »
Océane est fière de son plâtre coudé à 45 degrés, PVC de 80, mâle/femelle.
Au loin quelqu’un gémit une chanson qui parle de mots bleus.
JAC, le 28 mai 2011
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