
Cette année-là, dès le premier trimestre de la seconde, j'accumule en mathématiques quantité de mauvaises notes qui ne décollent jamais des zones de bas-fonds où se complaisent habituellement les cancres. Si mes résultats font rire certains camarades peu tournés vers les efforts scolaires, ils font beaucoup de peine à mes parents. Au point que, pendant les vacances de Noël mon père prend une décision capitale : il faut trouver d'urgence des cours de soutien au mauvais fils, pour éloigner au plus vite de la famille le spectre humiliant de la relégation.
Justement, une occasion se présente à la rentrée de janvier. Après un énième devoir aux alentours du zéro, nous sommes deux à avoir eu l'idée à la fin du cours de demander au prof des leçons particulières : mon voisin Michel présente un profil tout aussi pitoyable que le mien. Le maître, d'abord ravi de notre initiative, mais débordé par le travail, s'empresse de nous confier aux bons soins d'un collègue à la recherche d'heures supplémentaires.
Au téléphone notre sauveur fixe immédiatement les règles du jeu : ce sera une fois par semaine, le mardi à 16 heures, aucun retard ne sera accepté, paiement uniquement en liquide et le dernier jour du mois. Il ne reste plus qu'à nous entendre, Michel et moi pour les modalités de transport. Comme notre répétiteur habite Rive Gauche, mon ami me conduira chez lui en mobylette.
Michel est particulièrement motivé car ses père et mère le menacent de sanctions terribles s'il n'obtient pas la moyenne au deuxième trimestre. Deux lourdes épées de Damoclès ne tiennent qu'à un fil au-dessus de sa petite tête de linotte : suspension pour un an de sa licence de rugby, assortie de la mise en vente de sa chère Motobécane bleue à embrayage automatique.

A partir de la semaine suivante et jusqu'au mois de juin, à chaque fois que j'enfourche l'arrière de la Spéciale 50, je sens monter en moi une attirance irrésistible pour les mathématiques. Alors, cheveux au vents, mains accrochées sur les hanches de mon pilote, je me grise de vitesse et de danger, lorsque nous nous faufilons entre les voitures.
Monsieur répond au doux nom breton de Lépagneul, mais il présente tous les aspects repoussants d'un gardien de château hanté des Carpathes, avec ses petites lunettes rondes, ses dents jaunies par le tabac et un cou de poulet mal cuit flottant au milieu d'une blouse grise.
Il vit au fond d'un studio étroit encombré de piles de livres, dressées ça et là, sur le tapis, en équilibre instable sur l'évier ou sur une vague planche de travail.

Au fil des séances je tente par tous les moyens de comprendre les subtilités sournoises des hyperboles et de trouver un chemin au milieu des repères orthonormés, voire orthonormaux. Mais il y a tant de détails à surprendre dans ce réduit pour vieux garçon : les bibelots dérisoires, le Mont-Saint-Michel emprisonné dans une bulle de verre cotonneuse, un chat noir en céramique, par exemple, les photos anciennes où des chasseurs prétentieux posent un pied vainqueur sur le poitrail du buffle qu'ils viennent d'abattre, un lointain voyage à Briançon avec des scouts, un portrait sans doute de papa et maman le jour de leur mariage, deux soldats au garde-à-vous devant le photographe. Et puis, derrière le squelette voûté du professeur, l'aquarium ! Une merveille d'aquarium ! Un trésor de poissons exotiques. Je reconnais sans peine quelques guppys émeraude, un couple d'yeux-rouges, trois poissons-zèbres et surtout le splendide combattant du Siam bleu de Prusse, un poisson aux longues nageoires et qui...
-Hé, le surdoué en maths ! ironise Lépagneul breton, vous rêvez ? Comment exprimez-vous le volume V=f(a) de cette boîte en fonction a ?
-Ben, euh...Le vol...la boîte est un parallélogramme....euh...
-Oui, je vois, vous cherchez la boîte à l'intérieur de l'aquarium, n'est-ce pas ? Au prochain cours, je placerai le bocal dans les toilettes, compris ?

Michel me fusille du regard. Visiblement ma lenteur d'esprit l'agace. Lui, a compris du premier coup la supercherie de la question. Dès qu'on touche à sa mob ou à son ballon de rugby, il devient intelligent.
Le mois de mars approche. La « composition » de maths m'a semblé un peu moins dure qu'au premier trimestre. Le 7/20 obtenu n'est pas déshonorant. Il m'encourage à voyager une fois par semaine en mobylette au pays des poissons exotiques, tout en rassurant ma famille. Mon pilote, lui, a déjà franchi largement la barre fatidique de la moyenne et claironne sa joie à la cantonade de vivre désormais dans l'espace privilégié des « assez bon travail ce trimestre ».
JAC, le 9 juin 2014
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