Guinée Equatoriale, 1982
2– Promotion féminine
En ce
temps-là, je travaillais au Bureau International du travail (BIT), bureau
régional de Yaoundé (Cameroun). J’avais une douzaine de pays à superviser dans
le domaine de la formation en gestion des entreprises, surtout des
micro-entreprises. J’étais venu à Malabo dans le cadre des visites de routine
pour voir si nous pouvions être utiles à quelque chose en matière de
coopération dans ce pays qui figurait alors parmi les plus démunis des plus
démunis. La Guinée Equatoriale sortait de la dictature étouffante de Francisco
Macias Nguema, renversé en 1979.
Quelques
années de flirt avec l’URSS n’avaient pas engendré la prospérité. Elles
laissaient surtout comme souvenirs la livraison de chasse-neige (peut-être une
légende) et celle d’un sous-marin qui, à sa première sortie, avait coulé et
bloqué pour longtemps le port de Malabo (ça, c’est sûr, je l’ai vu)… La Chine
communiste s’était montrée plus performante : elle animait le meilleur
centre médical de la place. Presque tout était à faire. Je n’avais aucune
directive, aucune recommandation, aucune relation dans le pays, pas même un
dossier de référence à me mettre sous la dent. Dans mon hôtel délabré aux
peintures écaillées vert glauque et aux pales de ventilateurs fatiguées et
soporifiques, j’interrogeai donc le premier venu, un Espagnol si ma mémoire est
bonne :
« Dites-moi,
qui dois-je privilégier comme interlocuteur ici? Qui est assez actif et
rigoureux pour transformer l’essai de l’aide au développement en
but ?
- Aucun
doute là-dessus, l’homme fort du gouvernement est une femme, me fut-il
répondu. Allez voir Dona Purificación, ministre de la promotion féminine.
Elle est surchargée de travail et il vous faudra forcer sa porte. Mais si vous
trouvez grâce auprès d’elle, vous ferez du bon travail… Sinon, rentrez chez
vous et attendez des jours meilleurs… »
Je me
présentai le lendemain à Dona Purificación, femme énergique, intelligente et
belle de surcroît. Elle régnait sur un petit groupe dévoué, exclusivement
féminin, s’agitant et fourmillant dans des locaux exigus et poussiéreux. Son
bureau croulait sous les piles de dossiers. Pénétrer dans ce gynécée était
aussi intimidant que d’aller chercher sa femme chez le coiffeur dans le
brouhaha des séchoirs et sous le mitraillage de regards casqués et malicieux.
Dona Purificación et sa garde rapprochée jouissaient manifestement du désarroi
mâle. La ministre me reçut à la va-vite, assise et ne me proposant pas de
siège, continuant à lire, rejeter, archiver, accepter, signer, presque
entièrement cachée par une colonne branlante de documents. Son discours eut le
mérite de la clarté :
« Monsieur,
vous voyez cette montagne de dossiers… Si vous venez pour me proposer un
nouveau projet qui va venir s’ajouter à ce tas impressionnant, vous pouvez
repartir tout de suite… Si vous venez m’aider à mettre de l’ordre là-dedans, à
classer, à trier les priorités, à planifier, à mettre en œuvre des activités
concrètes, vous êtes le bienvenu…Tenez, voici un document en anglais. Je suis
rebelle à l’anglais. Pourriez-vous m’en faire la synthèse en espagnol ? »
Sur-le-champ,
je me suis assis en face d’elle et j’ai dit : « Donnez-moi tous
vos projets en anglais, si ce n’est pas secret, je vais essayer de séparer pour
vous le bon grain de l’ivraie… ». J’ai eu droit à un sourire et à un
café…Elle a eu droit quelques heures plus tard à des fiches de lecture résumant
les projets et prémâchant sa prise de décision. Le soir, un mini-projet
intitulé « Aide à la gestion du ministère de la promotion féminine »
était ficelé en deux coups de cuiller à pot. Huit jours plus tard arrivait à
Malabo une jeune experte-associée belge, Christine Bockstal, qui devait faire
merveille pour aider à réorganiser le ministère, décrire les fonctions et
les postes, mettre au point une classification des dossiers, couvrir les murs
de graphiques et plannings. Son activité devait déboucher sur une formation
longue de femmes intitulée de manière ronflante : « Formation d’agents
de changement » : formation civique, formation sanitaire et
formation en gestion aussi bien domestique qu’entrepreneuriale.
Personne ne
voulut se charger du dernier thème. Je décidai donc de le prendre en mains. Ce
n’était pas « du gâteau » : trente femmes venues de tout le pays
y compris, bien sûr, de la partie continentale, traumatisées car éloignées pour
la plupart de leurs familles, assises à nouveau (ou, le plus souvent, pour la
première fois) sur des bancs d’école… Deux tiers d’analphabètes ne parlant que
les langues locales, bubi ou fang notamment, un tiers d’hispanophones plus ou
moins alphabétisées… Evidemment personne ne maîtrisait le français ou
l’anglais… Et moi, je vais leur dire quoi et dans quelle langue ?
(Daniel dans la fosse aux lionnes… 30 « agents de changement » à
former en gestion dont 20 analphabètes! Au premier rang, les hispanophones
dont Inès à l’extrême droite qui vont se dévouer pour traduire la bonne parole
en fang et en bubi… Archives Bas. Malabo 1983)
J’ai
eu mon « baptême du feu » à Malabo. J’avais beaucoup travaillé, je me
sentais surpréparé, prêt à répondre à toutes les demandes, à tous les besoins.
J’eus cependant un choc en entrant pour la première fois dans la salle de
cours : une participante désespérée tenait à grand’peine son bébé hurlant
et brûlant de fièvre et vint le déposer dans mes bras en disant :
« Toi, le blanc, tu dois savoir ce qu’il faut faire. J’ai tout essayé.
Soigne-le ou il va mourir ! ». Ma collègue Amanda diagnostiqua un
palu, administra avec succès de la Nivaquine. Depuis, je ne fais plus jamais
cours en Afrique sans ma trousse médicale…Il faut être polyvalent.
Je n’étais
pas au bout de mes peines, vu l’incommunicabilité linguistique. Je n’ai plus
jamais procédé ainsi : par la suite, j’ai formé des formatrices en langues
européennes, à charge pour elles de former ensuite leurs sœurs en langues
nationales. A Malabo, j’ai bénéficié de la traduction quasi-simultanée des
quelques hispanophones du groupe et surtout, j’ai très vite eu recours aux dessins
pédagogiques que me préparait Pascale. De là devait naître la méthode GMT
(« Grassroot Management Training ») à base de dessins et de saynettes
encore largement utilisée aujourd’hui au BIT et ailleurs. Pour Pascale et moi,
c’est notre premier enfant.
Ouf !
Tout est bien qui finit bien. Une grande fête clôture un séminaire apprécié.
Photos pour en pérenniser le souvenir :
(La
récompense après l’effort : 21 diplômées « agents de
changement ». Au premier rang, deuxième à partir de la gauche : Inès
dont on va bientôt parler. Au dernier rang à droite, ma précieuse collègue
Amanda. Archives Daniel Bas, 1983)
Au cours
d’une cérémonie émouvante, le Président de la République lui-même remet en
mains propres à chaque participante son diplôme d’agent de changement, agente
de cambio. La radio retransmet l’événement dans tout le pays. Cette
médiatisation m’agace : j’y vois une récupération politique et un goût
excessif pour les apparences. J’ai tort, je serai plus circonspect à l’avenir.
Lisez l’encadré ci-dessous et vous comprendrez pourquoi :
Inès, agent de changement La déléguée de Luba rentrant dans sa bonne ville
après la cérémonie de clôture tomba en arrêt sur une scène hélas trop
courante : deux policiers avaient saisi un poisson des mains d’une
marchande et prétendaient ne pas payer simplement parce qu’ils portaient un
uniforme. La vendeuse se défendait, les badauds s’attroupaient sur la place
du marché mais sans grande conviction, ce genre d’incident se terminant
toujours de la même façon : « La raison du plus fort est
toujours la meilleure ». C’était sans compter avec Inès, notre bouillante
déléguée qui venait d’être intronisée « agent de changement ». Elle
fendit la foule et colla sous le nez des deux policiers indélicats son
luxueux diplôme flambant neuf : « Les choses ne peuvent continuer
ainsi ! Voyez ce document : c’est un diplôme d’agent de changement
que vient de me remettre Monsieur le Président de la République. Vous
avez tous pu l’entendre à la radio. Voyez ici : c’est la signature du
Président. Il veut le changement et je suis ici pour le faire
appliquer ! Rendez ce poisson ou payez-le, vous savez très bien que vous
êtes en tort ! » Impressionnés par tant de fougue et par les
enluminures, signatures et tampons du diplôme, les deux ripoux rendirent le
poisson et se retirèrent piteusement sous les murmures réprobateurs de la
foule qui avait repris courage. Un « agent de changement », on ne
savait pas au juste ce que c’était mais il valait mieux prendre le vent et se
mettre du bon côté… |
J’aurai par
la suite de multiples occasions de constater que dans la promotion féminine, ce
sont moins les connaissances que la confiance en soi acquise dans les
séminaires qui font pencher la balance dans le bon sens. C’est ce que les
Américains appellent empowerment, une sorte de prise de pouvoir.
Eh bien,
fêtons cela. Célébrons Inès et les « agents de changement »,
célébrons Dona Purificación, l’homme fort du gouvernement. Merci Pascale, merci
Christine. Allons encore une fois dans le vieux Malabo manger espagnol dans
l’accueillante école hôtelière qui domine le port, les plages blondes et les
rochers noirs :
(Christine, Pascale et Daniel ont bien mérité du
changement. Archives Bas, 1983)
A deux pas
du restaurant, il y a une agréable terrasse ombragée d’où l’on découvre le port
et la mer. Laissons parler pastels et aquarelles de Pascale :
(Terrasse dans le vieux Malabo. Pastel et aquarelle. Pascale Bas, 1983)
(Vieux Malabo : un autre aspect de la terrasse. Pastel et aquarelle
Pascale Bas, 1983)
Et
maintenant, qu’est-ce qu’on voit de la terrasse?
(Vue de la terrasse : végétation exubérante,
azur de la mer, sable blond, rocher noir. Pastel et aquarelle Pascale Bas,
1983)
A suivre…
Pascale et Daniel Bas
21 mai 2009
Bonsoir, ou est ce que en 2014 on peut trouver ce livre sur mon pays la GE?
Rédigé par : Francisco Javier Ondo Angue | 19/12/2014 à 22:22