Années 1955, 56
Souvent l’été, ma sœur Jacqueline m’invitait à passer les vacances chez elle, dans un petit village du nord du département. Elle et son mari vendaient des chaussures sur les marchés alentour, et même jusque dans la Somme. Certes, il fallait se lever tôt pour faire le trajet, avoir le temps de s’installer sur la place, mais cette vie de gens du voyage correspondait à merveille avec mes envies précoces de grand air et de liberté.
Le jour où elle devait venir me chercher, je ne tenais plus en place. Je parcourais 5 ou 6 km à pied à la rencontre de sa 15 CV noire. Je guettais le crissement des pneus dans les virages, le doux bruit du moteur. Enfin, je voyais surgir un bolide…Mon cœur battait à tout rompre.
Elle conduisait comme un pilote de rallye, sûre d’elle-même et de la tenue de route légendaire de sa Traction Avant.
La maison, construite en bois, comportait une dizaine de pièces. Au fond d’une cour, il y avait un hangar gigantesque où le couple entreposait un vieux camion et des réserves de cartons de chaussures empilés sur des hauteurs pharaoniques.
Nous partions tous les trois aux aurores, secoués par les nids de poule et les soubresauts grincheux du moteur. Arrivés à destination, il nous fallait monter « le barnum », une montagne de tubes de tailles différentes.
Peu doué pour la vente, je préférais surveiller la caisse, une boîte à biscuits qui représentait un cirque, me semble-t-il.
(Une boîte à biscuits servait de caisse enregistreuse...)
A dix heures, nous allions boire chacun notre tour un café au bar le plus proche. Je me souviens d’y avoir vu mon premier distributeur automatique de cacahuètes. Jacqueline m’offrait une bande dessinée, les Pieds Nickelés ou Kid Carson.
Au retour, il fallait compter la recette. Je suis incapable de dire maintenant si elle était bonne ou mauvaise car ma soeur gardait le sourire en toutes circonstances.
Cependant, un jour d‘orage et de grand vent, la « caisse » est tombée dans la boue puis s’est ouverte comme une cage à oiseaux, libérant aussitôt les billets qui se sont envolés aux quatre coins de la cour.
Alors, bravant les rafales, nous avons tous couru à la chasse aux Francs. Il y en avait partout, accrochés aux branches des arbres, coincés entre deux pierres, ou baignant dans une flaque d’eau.
Pour les faire sécher, nous les avons étalés sur toutes les vitres de la maison, du rez-de-chaussée jusqu’au deuxième étage.
C’était si joli à regarder.
Aucun artiste au monde n’a jamais pensé à décorer une demeure en collant des dizaines et des dizaines de billets de banque sur les fenêtres.
JAC, le 2 février 2012
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