GABON, 1982:
(I) - Cocobeach : en garde à vue
« Chez Mado »
Pascale
n’est pas entièrement d’accord avec mon dernier texte. J’y saute notamment à
pieds joints par-dessus la beauté, la splendeur de la traversée de l’estuaire
du fleuve-frontière, le rio Muni, entre Kogo (Guinée Equatoriale) et Cocobeach
(Gabon). C’est pourtant un choc: on retrouve le ciel et la lumière après la
longue nuit d’un interminable tunnel de verdure sombre, on retrouve les
horizons larges, les grands espaces après des champs de vision limités à quelques
énormes troncs d’arbre, on retrouve des habitations humaines après des
kilomètres de fourmilières…
(Kogo, Guinée Equatoriale, sur le Muni. Le village a été ravagé par un
ouragan en 2008)
Pascale a
raison. Je lui donne la parole : « Ce qui m’a le plus frappée,
moi, dans cette expédition, c’est la Nature avec un grand N, c’est de me fondre
dans la Nature, d’être la Nature. Je l’ai ressenti aussi bien pendant la
traversée des forêts profondes grouillantes de vie mais quasiment inhabitées
par l’homme que pendant la traversée de l’estuaire qui nous restituait des
horizons lointains débouchant sur l’infini de l’Océan. J’ai rencontré la Vie
avec un grand V. J’ai pensé alors que cette osmose, cette communion, c’était
peut-être ce qu’il était convenu d’appeler Dieu ».
Je n’ai pas
eu, hélas, cette extase mystique. Je sais pourquoi. Les joueurs d’échecs sont
obsédés par « le coup d’après ». Souvent, l’instant présent en
pâtit…
Le
« coup d’après », c’était pour moi de se préparer à l’entrée au Gabon
par un circuit inhabituel, donc suspect (Tout Blanc normalement constitué
arrive par l’aéroport de Libreville, sinon c’est a priori un cas
étrange !). Le « coup d’après », c’était le prévisible
« Vos papiers ! », c’était la reprise de contact avec les institutions
et réglementations humaines, c’était le retour brutal à la vie kafkaïenne, la
vie avec un petit v comme visa…
Le
« coup d’après », c’était la reprise de l’agenda, du chronomètre et
des civilités car on m’attendait à Libreville le surlendemain pour animer un
séminaire d’une semaine ouvert par la ministre de la promotion féminine et la
mairesse de Libreville…
Le
« coup d’après », c’était pour moi le retour des
responsabilités : pendant la traversée de la forêt et jusqu’à la location
de la pirogue, je « suivais ». C’est merveilleux, de temps en
temps : je poussais quand on me disait de pousser, j’allais chercher le
cric quand on me le demandait, j’allais couper des branchages pour les mettre
sous les roues enlisées quand on m’en priait…Christine connaissait déjà bien le
pays, Paco, né aux Canaries, maîtrisait l’espagnol, le chauffeur était hors
pair, Pascale connaissait la nature et la vie rurale mieux que moi. Je n’avais
qu’à « suivre », c’était bien confortable.
Mes
souvenirs s’arrêtent à Kogo, dernier village de Guinée Equatoriale parce que je
sais qu’en face, ce sont des emmerdements qui m’attendent à coup sûr et que je
vais devoir passer au premier rang des responsabilités… Alors, je suis
totalement aveuglé et inhibé par le stress. Mais, Dieu merci, dans ces cas-là,
Pascale voit et sent pour deux…
(Une plage de Cocobeach, Gabon, à l’embouchure du
Muni. Au fond, la Guinée Equatoriale. Nous avons débarqué comme des
contrebandiers plus en amont, dans une petite anse peu profonde dominée par un promontoire
avec une plage minuscule …)
Donc, trois
gendarmes gabonais nous cueillent sans égards, nos passeports sont
confisqués : « Passez demain matin à la gendarmerie. Ne quittez la
ville en aucun cas ».
Il faut
marcher une demi-heure pour atteindre le centre avec du plomb au bout des
bras : j’ai rempli une valise de documents et de livres pour mon
séminaire. On nous a dit qu’il y avait un hôtel - « par là » -
avec un geste évasif…Nous apercevons un bel établissement qui a tout l’air d’un
hôtel de classe : nous nous y précipitons, flairant déjà le bon repas
après une bonne douche, le bon lit moelleux...
« Bonsoir,
Madame, auriez-vous une chambre de libre ? ».
Effarement
de la dame qui appelle son mari à la rescousse :
« Une
chambre ? Avez-vous un bon de réquisition ?
- Ah
bon ! Parce qu’il faut un bon de réquisition pour coucher à l’hôtel ?
- Vous n’êtes pas dans un hôtel, monsieur, mais chez des
particuliers ! »
Confusion.
Plates excuses. Les gens se font bienveillants : « Plus loin,
là-bas, vous trouverez une sorte d’auberge, ça s’appelle « Chez Mado ».
Le geste et le ton sont assez dépréciatifs, on sent que chez ces bourgeois, on
ne fréquente pas ce genre d’établissement. « Une sorte d’auberge »,
pour ne pas dire un « boui-boui », c’est plein de
sous-entendus …Encore un bon quart d’heure de marche…Nous y voilà…
Bois,
torchis, tôle ondulée rouillée…La patronne est accorte, empressée, diligente,
intelligente, complice, consolatrice… Elle a sûrement fait son chemin depuis
car elle était très au-dessus de l’environnement matériel et humain sur lequel
elle régnait alors. Son souvenir éclaire l’épais brouillard de facteurs
anxiogènes qui assombrissent ma mémoire. La chambre est impeccablement propre,
couchette en bois sans matelas mais avec moustiquaire. Broc d’eau et cuvette en
plastique fatigué. Les toilettes au fond de la cour sont un florilège
d’entomologie : cafards, araignées, moustiques y évoluent gracieusement,
on s’excuse presque de devoir les déranger.
(Vers la réserve entomologique…Chedozot, en position
de garde-à-vous, s’entraîne pour son entretien du lendemain à la gendarmerie.
Pascale a la jambe légère…Archives Bas).
Le
bar-restaurant aux néons de couleurs criardes contient un condensé d’humanité
tropicale bon enfant mais un peu triste et glauque, tous semblent des
habitués sans autre horizon que « Chez Mado »: forestiers en bordée
sortant de longues solitudes sylvestres et attirés par les lumières comme des
papillons de nuit, pochards sans aucune perspective rivés au comptoir depuis le
matin, demoiselles légères et court vêtues qui virevoltent, papillonnent,
butinent et font gentiment leur miel, de-ci, de-là… La bière coule à flots.
Moi, je ne vois rien, je suis dans mes pensées sinistres mais Pascale se
délecte et commente les couleurs, les mouvements, les interactions, les
langages silencieux… Moi, je me débats avec un crabe de terre, un crabe farci
d’une farce de mauvais goût : on dirait du carton. Il nous attendait
depuis longtemps, ce crabe-là…
(Sacré farceur !)
Et puis, il
faut essayer de dormir. C’est l’extinction des feux : la gégène
s’arrête, l’échantillon d’humanité s’écoule et va s’échouer ailleurs, le
silence s’installe. Ni la couchette en bois, ni le lumbago naissant provoqué
par les lourds bagages, ni la perspective d’aller demain revoir les gendarmes,
ni la digestion de mon carton, ne se prêtent à un sommeil paisible. Sans
papiers, je me sens tout nu, une non-personne. Si mon père, ce fonctionnaire
intègre, qui m’a appris à n’oublier ni ma montre ni ma carte d’identité me
voyait ! Je me sens dans un cul-de-basse-fosse…Epuisement physique et
détresse morale me rongent : c’est la déprime, le spleen…
Pascale a
encore raison : « Demain il fera jour… Dodo, l’enfant do, chez Mado… ».
Au petit matin, j’arrive à fermer l’œil pour une heure ou deux… Puis, c’est le
branle-bas de combat !
Je suis dès
potron-minet à la gendarmerie. Rasé de frais et de près, en tenue numéro 1. Je
sais comment on se présente aux autorités, mon père ma l’a appris. Je sais
comment on leur parle : « J’ai l’honneur de solliciter de votre
haute bienveillance… ». Il n’y a pas un seul fonctionnaire de par le
monde qui ne fonde devant cette formule magique ! Aujourd’hui encore,
c’est comme ça : essayez, vous verrez, ça marche à tous les coups !
Mais il faut vous entraîner et y croire, ça doit sortir naturellement et avoir
l’air sincère…Mes gendarmes sont méconnaissables, compatissants, mais gênés aux
entournures : le problème, c’est « le chef »… Le chef
n’est pas là et il n’y a aucune délégation de pouvoirs :
« Le
chef a voyagé… On ne sait où ni pour combien de temps. Il a enfermé les
tampons d’entrée sur le territoire dans le coffre. Nous n’en connaissons pas le
code…Il faut attendre son retour. Nous ne savons pas quand…Vous ne
pouvez pas pénétrer sur le territoire sans tampon d’entrée, vous vous feriez
ramasser au premier poste de contrôle routier. Vous devez rester chez Mado
jusqu’à nouvel ordre… »
J’ouvre une
parenthèse : ne vous étonnez pas lorsque « vous absentez quelqu’un »
en Afrique centrale (c’est-à-dire que vous ne le trouvez pas parce qu’il est
absent) qu’on vous réponde : « Il a voyagé… » sans autre
précision. Votre interlocuteur ne ment pas, il ne sait vraiment pas où est son
chef, il n’est pas dans les traditions de faire tenir son agenda par sa
secrétaire. Et si le chef ne dit pas où il est et pour combien de temps, ce
n’est pas seulement par négligence ou par mépris de ses subordonnés, c’est
aussi très souvent par peur d’être marabouté… Je ferme la parenthèse.
Je discute.
Je négocie. Je ne crois pas qu’il soit opportun de sortir les billets que je
froisse dans ma poche : je ne connais pas assez ce petit monde. Mon
laissez-passer bleu ciel des Nations Unies les impressionne un peu de même que ma
menace à peine voilée d’appeler la ministre pour lui dire que je suis empêché
par les autorités de me rendre à notre rendez-vous, « ce qui serait du
plus mauvais effet pour la gendarmerie de Cocobeach, on en parlerait mercredi
au Conseil des Ministres »… Le chantage fait de l’effet mais on me
rétorque que, dans ce cas, je devrais laisser en caution Pascale qui n’a pas
les mêmes titres à faire valoir et devrait donc être consignée chez Mado
jusqu’à l’arrivée du chef ou refoulée à Kogo, en Guinée Equatoriale…Bon, un but
à zéro, je rentre chez Mado, on attendra le chef en mangeant du crabe fourré de
carton…
Mado prend
les choses en main. Elle est scandalisée par une situation qui pourrait
pourtant lui profiter. Elle remue ciel et terre, parle de notre cas à tous ses
clients, et il en est d’influents. C’est justement l’heure de pointe, l’heure
de l’apéritif, le « coup de feu ». A cette heure-ci, l’humanité qui
défile est moins glauque qu’hier soir (ou c’est moi qui suis moins glauque).
Tiens, voici justement un homme très entouré, on se bouscule pour le saluer et
pour bénéficier de ses « tournées » gratuites. Il salue à la
cantonade. Il semble en campagne électorale. On dirait Jacques Chirac au Salon
de l’Agriculture. Il me rappelle la chanson de Charles Trenet :
« Au Grand Café, vous êtes entré par hasard
Tout ébloui par les lumières du boulevard…
Bien installé devant la grande table
On écoutait cet homme intarissable…
…Vous étiez beau, vous étiez bien coiffé,
Vous avez fait beaucoup d’effet,
Beaucoup d’effet, au Grand Café… »
On nous
glisse dans l’oreille que l’homme est l’ancien préfet. Démissionnaire ?
Révoqué ? Pourquoi ? Désaccord politique ? Malversations ?
Santé ? Peu importe, il semble très populaire, très aimé. Il a un charisme
extraordinaire et de l’entregent. Mado lui glisse un mot à l’oreille en nous
montrant du regard. Il vient vers nous, s’enquiert de notre problème, s’en
amuse : « Mado, servez à manger à mes nouveaux amis sur mon
compte… Je vais tout de suite à la gendarmerie chercher leurs passeports. Soyez
prêts pour 14 heures, je vous conduis à Libreville… ».
C’est trop
beau pour être vrai. Mirage ? Miracle ? Serions-nous « sortis de
l’auberge » ? Faux espoir ? Vous le saurez au prochain numéro…
En attendant,
Chedozot avale gratis un deuxième morceau de carton…Et vous, chers lecteurs,
pour vous détendre car je vous sens haletants d’anxiété, nous vous présentons
avant de vous quitter une petite merveille de l’artisanat fang. Jouissez de
l’instant présent, ne pensez pas au « coup d’après » car l’après-midi
nous réserve encore bien des émotions…
(Masque fang)
Daniel et Pascale Bas, 31 mai 2009.
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