C'était un lundi de Pâques. La grande foire de Duclair.
Et tout ce qui l’accompagne : les manèges, la musique, la voix de crécelle des forains dans les hauts-parleurs, la foule sur la place du marché.
Les badauds venaient de toute la région, de la ville, de la campagne aux alentours, sans oublier les « Horsains », ces gens qui habitaient « de l‘aut’côté ed l’ieau » et qui avaient pris le bac pour traverser la Seine.
Chacun espérait bien rencontrer sa chacune.
Notre bourg rayonnait de joie. Les autos tamponneuses avaient été installées tout près de notre grande maison et les balançoires montaient si haut, que du premier étage, j'avais l'impression que les plus audacieux sauteraient sur le balcon !
Moi, je ne bougeais pas, assise derrière ma vitre, à contempler les allées et venues d’une jeunesse si alerte, à suivre avec attention tous ces jeux, ces rires, ces cris d’allégresse.
Depuis six mois, je n'étais pas sortie de ma chambre. J’essayais de mener tant bien que mal une maternité un peu difficile.
Malheureusement, en quelques heures, tout a basculé : cette naissance, alors attendue pour fin juin, s’est précipitée.
Il y a la fête, la joie de vivre, et puis l’on se retrouve dans le couloir d’une clinique sans avoir eu le temps de prévenir.
Et puis, nous sommes à Pâques, le personnel est en nombre réduit, le médecin accoucheur de service a l’œil des mauvais jours. Son visage glacial me fait trop bien comprendre qu’il n’aime pas être dérangé un jour férié.
Pendant les premiers mois de la grossesse, on imagine toujours les conditions idéales pour accoucher. Mais là, rien ne se passe comme prévu.
A cette époque, les informations, les conseils concernant les prématurés étaient bien rares. Nous ne savions pas grand-chose sur leur évolution ni sur les risques encourus.
Des petites tapes sur les fesses, la tête en bas, l'oxygène qui arrive et voilà, on vous annonce : « Ca doit vivre ».
Une entrée dans ce monde bien compromise, mais l’enfant se bat, il s'accroche et surmontera les épreuves.

En ces temps lointains, les enfants nés avant terme, étaient emmenés dans un hôpital, en l‘occurrence l'Hôtel Dieu, à l'autre bout de la ville.
Pas moyen de toucher, de palper le petit corps chétif, de se reconnaître, d'entendre les voix habituelles.
Ma fille fut séparée de moi aussitôt. Je ne devais la revoir que huit jours après, derrière une vitre et seulement quelques minutes. Derrière la porte, les parents suivants voulaient eux aussi faire connaissance avec leur progéniture.
On m'a d'abord montré un garçon qui ressemblait à tout sauf à un bébé humain. Pas d'étiquette, pas même de bracelet avec le nom !
Chaque parent repartait, honteux, triste, culpabilisant de ne pas avoir accompagné le bébé jusqu’au bout des neuf mois.
Dans la couveuse, l'enfant relié à des tuyaux de couleurs diverses, se débattait pour survivre, et il fallait du courage, de la patience, beaucoup d'amour et surtout beaucoup d'espoir.
Désormais, il faudrait écouter les réflexions des gens, étonnés de voir un si petit gabarit, car il est bien évident que les mères sont fières d'avoir des poupon aux joues bien pleines. Pour tout dire, le mien intriguait.
Pas de mode d'emploi, pas de guide, débrouillez vous.
Mais le miracle de la vie a fait que l'enfant, sortie de couveuse fin Juin, a continué son petit bonhomme de chemin, certes fragile mais pleine de joie de vivre.
Depuis ce temps, je m’intéresse de près à tout ce qui a trait aux prématurés. Je suis stupéfaite par les progrès enregistrés dans le domaine.
A présent, les bébés ont droit aux visites de leurs parents dès leur naissance. Les mamans assistent aux soins, participent, afin que l'osmose soit complète et que les nourrissons ne soient plus coupés de leur monde nouveau.
Ma Valérie a 50 ans aujourd'hui, entourée de ses filles, de sa famille qui a tant craint pour son devenir.
Non, le cercle de famille n’avait pas applaudi à grands cris à cette époque. Chacun apprenant la récente naissance, comptait dans son fors intérieur et savait bien que le compte n'y était pas.
Je dois rendre hommage à notre maman qui, tous les jours, allait à l'Hôtel Dieu, voir Valérie. Elle notait le poids, la température journalière, et me téléphonait aussitôt tous ces chiffres. Grâce à ses appels, je reprenais confiance.
De 1kg 475, elle était descendue à 1kg100. La température était le point crucial. A 33 degrés, on craignait le pire. Puis, tout doucement, elle a atteint 34, 36. Lorsque maman m’a annoncé les 37 degrés représentant la norme, j’ai su que tous les espoirs étaient permis et qu'elle était dans les meilleures conditions pour aborder le parcours suivant.
Aucun médecin ne m'a encouragée. Personne n’a osé me prévenir de ce qu'on risquait. Advienne que pourra.
Après plusieurs fausses couches, on m’a reconduite sans enfant dans une chambre où un bébé joufflu venait de naître. Autour de lui, le monde rayonnait de bonheur, et certains visiteurs non prévenus, cherchaient mon enfant à mes côtés pour pouvoir faire un compliment ou comparer, je ne sais.
Je fermais les yeux. J'entendais les conversations. Je voyais ce nouveau-né et je rentrerais seule chez moi, avec mon chagrin.
Pendant des années Valérie me demandait plusieurs fois par jour : « Maman, m‘aimes-tu ?»
Une psychologue à qui je m’étais confiée lors d’une cure à la Bourboule, m'avait bien prévenue que cette angoisse de ma fille, venait certainement des difficultés rencontrées à sa naissance. Ma petite, arrachée de moi, abandonnée. Pus de voix maternelle. Plus de complicité. Plus de tendresse. Ma petite, entourée de machines et d’infirmières pressées, même si elles font admirablement leur travail.
Plus tard, quand je promenais avec fierté ma fille dans son landau, des connaissances croisées dans la rue, décontenancées par le petit corps, m'ont plusieurs fois posé la question qui tue : « Elle va vivre ? »
Suzanne, sa grand mère, ne voulait pas que j'achète de landau. Elle prétendait qu’acheter un landau pouvait être une dépense inutile, au cas où l'enfant ne vivrait pas.
Elle qui vendait des vêtements d'enfants, n'a fait son premier cadeau à Valérie, que lors de ses 18 mois…
Alors, joyeux anniversaire ma quinqua !.
N.B. : voici un article, me tombant sous la main, au meilleur moment:
« UNE ELEVE DE FRANCOISE DOLTO EVEILLE LES PREMATURES .
Dans la pénombre, des nourrissons d'à peine 700 GR vivent en couveuse, reliés à des respirateurs et une foule d'écrans.
Mais pour Catherine Vanier, psychanalyste des prématurés de l 'hôpital de Saint- Denis, ce sont les mots qu’on leur dit, l’humain autour d’eux et la présence des parents qui réanimeront l’envie de vivre des bébés.
Quelques 400 prématurés y sont admis en néonatalogie chaque année.
Ici, on réanime à la fois le corps et le désir de vivre. »
Jacqueline Paulus-Petit
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