A pied, en voiture, en camion, en tracteur
de la Normandie à la Scandinavie (1954) :
4 – KÖLN, HAMM :
Ach ! die Wanderer !
Réveil
pénible vers midi le 6 juillet. Je savais ce qu’était « avoir un
chat dans la gorge » car j’étais souvent enroué. Je ne savais pas ce
qu’était un « chat bleu », « eine blaue Katze » :
c’est ainsi que les Allemands qualifient la « gueule de bois ». Nous
l’apprenons à nos dépens. Quand je pense que je connaissais surtout Köln pour
l’eau dite de Cologne, le « sent bon » de mon
enfance ! Nous apprenons aussi un sage dicton allemand que je
respecterai toujours à l’avenir et qui dit qu’il ne faut jamais boire la bière
après le vin : «Wein auf Bier, das rat’ ich dir, Bier auf
Wein, lass es lieber sein : Le vin après la bière, je te le conseille,
la bière après le vin, laisse tomber !».
Une journée
de récupération et de tourisme dans la belle ville de Cologne, c’est le moins.
J’en retiens surtout la cathédrale car c’est la grande rivale de la nôtre, nous
autres Rouennais, en tout cas en ce qui concerne la hauteur : l’une, je ne
sais plus laquelle, fait 156 mètres, l’autre 153. On suspecte celle qui bat le
record d’avoir triché en rajoutant à sa flèche une énorme croix de plusieurs
mètres…
(Cathédrale gothique grandiose de Cologne et tour de
l’église St Martin)
7 juillet après-midi : cette fois-ci, c’est vraiment le départ vers
l’inconnu. Plus d’amis pour nous conduire ou nous attendre ce soir, il faudra
se débrouiller… J’apprends comment dire « faire de l’auto-stop » :
per Anhalter fahren… Les débuts sont pénibles sur le bord de l’Autobahn,
personne ne s’arrête. Pourtant, Chedozot est très présentable aujourd’hui, korrekt,
il a fait sa mue en se séparant de sa combinaison vert grenouille: de
chrysalide enfermée dans un cocon, il est passé au stade de papillon. Il s’est
offert une casquette de cuir vert typiquement allemande…
(1954, sur Autobahn : Chedozot a fait peau neuve,
renoncé à la combinaison vert grenouille et adopté la casquette de cuir
allemande. Pantalon kaki de l’armée britannique, blouson des surplus
américains, chemise française, sandwich en poche, sac à terre…)
La police
arrive : il faut bien réaliser ce que représente pour l’enfant de la
guerre que je suis la police allemande…Je deviens blême. Mais non ! Ce
n’est pas la Gestapo, c’est la police de la RFA, la plus civile qui soit. On
nous explique gentiment que nous sommes mal placés, que nous gênons, que c’est
dangereux, que les chauffeurs ne peuvent s’arrêter dans ces conditions, on nous
indique un emplacement plus sûr, on nous aide à y transporter les sacs, on nous
souhaite bonne chance en partant…C’est un exemple de police protectrice à
méditer et une première leçon de stratégie de l’auto-stop.
De fait, une
Volkswagen s’arrête presque immédiatement. Le chauffeur est bavard, c’est un
ancien prisonnier de guerre des Français en 1945, ni très bien ni très mal
traité chez nous, comme papa en Allemagne, quoi. Son récit désabusé, dépourvu
de rancœur me fait évoluer : il n’y a pas les méchants d’un côté, les bons
de l’autre.
Puis, nous
traversons la Ruhr sous la pluie sur le plateau vide d’un camion qui a
transporté du charbon : notre tenue en pâtit mais nos connaissances
géographiques s’affermissent. Certes, nos professeurs et le Demangeon nous
l’ont bien enseigné mais rien de tel que l’apprentissage sur le tas pour ne
plus jamais oublier que la Ruhr, c’est le charbon ! Sur place, nous
sentons mieux ce qu’a de visionnaire la Communauté Economique Charbon-Acier,
embryon de l’Europe unie.
Les
souvenirs historiques prennent vie également : les
« Réparations » abusives du traité de Versailles et l’occupation de
la Ruhr en 1923 pour en assurer l’exécution. Roger, mon professeur d’allemand,
insiste: si tu tombes en panne en Allemagne parle à ton garagiste de « Reparatur »,
jamais de « Reparation », mot importé du français et qui
rappelle trop les mauvais souvenirs du « diktat » de 1919.
L’autoroute,
c’est une découverte pour nous : en France, il n’existe encore que le
petit tronçon de l’autoroute de l’ouest de Paris à Poissy, sur une trentaine de
kilomètres, alors que l’Allemagne est déjà dotée depuis les années trente d’un
réseau de plusieurs milliers de kilomètres, stratégie militaire hitlérienne
oblige. On y trouve de tout, on peut y vivre des semaines en circuit fermé sans
en sortir : on y mange, on y boit, on y excrète, on y dort, on y fornique…
Je fais sur autoroute deux découvertes linguistiques : die Hure, la
prostituée (elles font inlassablement l’aller-retour d’une aire de repos - en
l’occurrence de travail - à l’autre et der (ou das ?) Pissoir
qui dit bien ce qu’il veut dire.
(On trouve tout sur les autoroutes allemandes, on peut
y vivre toute une vie de tristesse et de vacarme en circuit fermé)
Nous nous
enhardissons. Nous faisons concurrence à une Hure particulièrement
active. Nous allons draguer les automobilistes dans les restos des aires de
repos quand ils en sont au café ou au pousse-café. On leur demande où ils vont.
Je me fais taper sur les doigts par mon professeur d’allemand car je traduis
bêtement, mot à mot, « Où allez-vous ? » par « Wo
gehen Sie ? ». Roger s’énerve : « Combien de fois
devrai-je te répéter que la direction se rend par hin, wohin, wohin
et que l’allemand précise par quel moyen on se déplace, gehen c’est aller à
pied, pour la voiture, c’est fahren. Alors, wohin fahren Sie ?
C’est pourtant pas compliqué ! »
Un
camionneur nous prend et nous laisse à la première sortie, près de Hamm. Nous
marchons longuement dans la campagne : quel merveilleux silence après le
vrombissement permanent des moteurs sur autoroute ! Quel calme, quelle
sérénité entre chien et loup ! Le soir descend, nous parlons à voix
basse pour ne pas troubler la paix. Nous entrons dans la ville de Hamm.
Des gosses
nous entourent, nous font fête en sautillant et chantonnant (ou bien nous
insultent, je n’en sais rien, je ne comprends pas ce qu’ils disent). Des jeunes
filles s’extasient et se pâment pour exhaler dans un soupir leur
admiration: « Ach ! die Wanderer ! Ah ! Les
randonneurs !». Nous bombons nos torses de « gros durs » et de
« joyeux ». Nous dévorons une Kotelette dans un troquet et
demandons à coucher. Il n’y a rien pour nous dans cette petite ville qui a
beaucoup souffert des bombardements. Juste un vieux bunker de la ligne
Siegfried qui a été sommairement aménagé en case de passage gratuite. Un jeune
beau grand blond nous y conduit : ça fera l’affaire, « à la guerre
comme à la guerre ».
« Es
könnte besser sein » soupire Roger en s’endormant. Je connais cette
phrase, il me la mettait souvent dans ses appréciations sur mes copies :
« ça pourrait être mieux, peut mieux faire »…Moi, j’ai peine à
m’endormir, je passe en revue les événements de la journée, je fais le point
sur le stop :
Le stop est
grisant. J’avais hésité à m’y lancer : j’avais l’impression de mendier et
d’être un profiteur. En fait, celui qui est pris en stop apporte une
contrepartie : l’automobiliste qui s’arrête y trouve son compte, il a
envie d’une compagnie. Il est presque toujours souriant et sympathique à partir
du moment où il freine, les sales gueules ne se sont pas arrêtées…Dès la sortie
de Liège, je suis devenu un fan de l’auto-stop. Ce qui ne m’empêche pas
aujourd’hui de ne jamais prendre de stoppistes mais j’ai à cela une explication :
il ne faut surtout pas me parler quand je conduis et je m’imagine mal chargeant
des randonneurs et leur disant : « Maintenant, vous la fermez ! ».
Le stop est un
sport : il exige un minimum de dix kilomètres de marche sac au dos
chaque jour. Le stop est sain puisqu’il est pratiqué au grand air : entre
chaque convoi, que de longues attentes en rase campagne passées à lézarder et à
plaisanter ! Le stop est aussi une chasse avec toutes les émotions
que cela comporte : lorsque, après deux heures d’insuccès, une voiture
freine enfin des quatre roues, le cœur bondit aussi allègrement que lorsqu’on
vient d’abattre un faisan ! De plus, comme toute chasse, le stop est une
stratégie : il faut connaître le terrain et les hommes, savoir où se
croisent les principales routes, ce qu’on produit dans la région et, par
conséquent, entre quelles villes les grosses liaisons routières ont le plus de
chances de s’établir. Il faut surveiller les postes d’essence, les restaurants
de routiers. Lorsque plusieurs occasions se présentent de manière concomitante,
il faut savoir choisir (et pas forcément l’occasion la plus
immédiatement rentable !). Il faut aussi savoir contourner l’adversaire,
c’est-à-dire les autres stoppistes placés en amont et qui nous « cassent
le travail ». Le stop est enfin une pratique de la psychologie :
il faut savoir quels gestes et quelles conversations ont le plus de chances de
toucher le chauffeur.
Tout a bien
marché aujourd’hui 7 juillet 1954. De quoi demain sera-t’il fait ? Il
faudra attaquer à l’aube car le temps presse : nous devons être à
Stockholm le 14 juillet, plus que six jours. Bonne nuit, demain il fera jour. Morgen
ist auch ein Tag.
Daniel Bas
10 août 2009.
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