Préambule :
Je suis depuis toujours taraudé, comme nombre d’enfants de la guerre, par la recherche et la simple définition du courage physique. Parce que les événements tragiques dont j’ai été témoin dans mon jeune âge m’ont présenté un large échantillonnage de gens qui s’enfuient, biaisent et composent pour survivre d’une part et de gens qui s’indignent, s’insurgent et font face au péril de leur vie, d’autre part. Parce que ces derniers ont, à long terme, toujours fini par avoir le dernier mot et que ma personnalité en construction a senti qu’il fallait essayer d’en être. Parce que, en dépit de mes efforts, je ne sais toujours pas et ne saurai sans doute jamais à quelle catégorie j’appartiens.
Une chose pour moi est sûre : les qualités intellectuelles et morales, la créativité et l’innovation sont nécessaires mais ne suffisent pas pour être dans le peloton de tête. Le leader doit en outre avoir plus prosaïquement quelque chose dans le ventre !
Je trouve symptomatique le fait que, lors de la création de l’ENA en 1946, le règlement ait prévu une bonification de cinq points au concours d’entrée pour un saut en parachute. La nouvelle génération de leaders politiques issus de la Résistance a voulu par là stigmatiser la lâcheté de la plupart des chefs de l’avant-guerre et mettre en exergue le courage physique comme l’une des dimensions capitales du profil d’un responsable appelé à prendre des décisions majeures.
Je voudrais partager avec vous deux rencontres aux sommets (au sommet des arbres ou au sommet des montagnes) qui m’ont particulièrement frappé. Deux individus apparemment très dissemblables, un homme de la forêt zaïroise issu de parents analphabètes devenu ministre et un intellectuel brésilien devenu directeur de service dans la lourde bureaucratie genevoise d’une agence des Nations Unies. Mais tous deux avaient un point commun : ils avaient des hommes à mener, ils le faisaient en s’élevant bien haut dans les airs avec un grand courage physique et moral et sans suivre comme des cloches les chemins qui mènent à Rome. Bref, deux iconoclastes aériens !
1 – Kinshasa, début des années 80 : Citoyen Kitagoma,
le ministre qui grimpe, dégringole et rebondit
Le citoyen Kitagoma (il était alors courant de s’appeler « citoyen » au Zaïre) a fait partie des Africains qui m’ont le plus impressionné. Il venait d’un village au cœur de la forêt équatorienne, vers Bandundu, un village parmi les plus isolés, les plus démunis. Ses qualités exceptionnelles l’avaient fait distinguer très tôt, dès l’enfance, et il avait pu suivre des études secondaires dans une institution catholique. Après l’indépendance de son pays, le Congo ex-belge, il avait gagné sa capitale, Kinshasa, y avait fait des études universitaires brillantes et avait grimpé les échelons rapidement jusqu’à devenir ministre de l’environnement.
Qu’est-ce qu’on peut faire quand on est ministre avec un budget opérationnel voisin de zéro ? On peut bâiller, dormir, s’ennuyer, faire des mots croisés…On peut pondre des projets de lois, de décrets, des circulaires, des règlements promis à la corbeille et à l’oubli. Ou bien on peut aussi se remplir les poches, placer sa famille et ses amis, entretenir un « deuxième bureau[1] », ce sont des choses qui arrivent. On peut encore intriguer pour enlever un portefeuille plus important dans le ministère…
Le citoyen Kitagoma avait d’autres vues sur son rôle et sa responsabilité au service de son pays. Il a donc réuni ses collaborateurs et leur a tenu ce langage :
« Nous sommes ici à somnoler et nous morfondre sans moyens, sans ressources. La fortune de notre pays, c’est sa forêt, mais personne ne saurait dire seulement combien d’arbres nous avons, quelles sont les essences, quelles sont les dimensions des troncs et des branches… Tenez-vous prêts, nous partons tous dans quelques jours pour mon village, ma mère est prévenue, elle nous attend, elle prépare ses fourneaux, aménage des dortoirs. Je vous montrerai comment je grimpais aux arbres lorsque j’étais petit… »
(Latérite et forêt dense en Afrique centrale. Tableau de Pascale Bas, 1983)
Quelques jours plus tard, spectacle unique au monde, un ministère tout entier, ministre et chef de cabinet en tête, campait au cœur de la forêt dense et passait systématiquement au peigne fin les arbres d’un secteur, comptant, recensant, mensurant dans l’enthousiasme d’une vie saine et utile. On joignait effort physique et intellectuel en allant tout en haut des arbres gigantesques sous la conduite du moniteur Kitagoma pour mesurer le diamètre des plus lointaines branches. Ces efforts étaient une goutte d’eau dans l’océan mais tous avaient confiance en l’avenir, il fallait simplement commencer, la récompense viendrait immanquablement…
Effectivement, la coopération canadienne eut vent de l’opération. Lasse de placer ses fonds dans des paniers percés, elle cherchait à les allouer à bon escient. Un ministre qui grimpe aux arbres, ça n’est pas si fréquent, ça se remarque, on en cause ! Elle voulut voir ça. Elle fut séduite. Elle ouvrit sa bourse. Pendant des années, l’un des meilleurs projets d’aide au développement de la région fut le recensement de l’immense forêt, opération soutenue par les Canadiens qui sont orfèvres en la matière et qui avaient les moyens matériels à mettre au service de la foi que le citoyen Kitagoma avait su insuffler à son équipe.
Malheureusement, d’autres citoyens, des « drôles de citoyens » en vérité, n’avaient pas la même façon de valoriser leur forêt. Un scandale avait secoué le monde de la coopération technique au début des années 80 : 200 camions de riz dépêchés par les Américains pour faire face à une famine avaient disparu. Subtilisés, volatilisés, engloutis par l’épaisse forêt dense sans laisser de traces! Le riz et les camions, les deux, corps et biens ! Incroyable mais vrai ! Perdus, mais pas pour tout le monde, on s’en doute !
Revenu dans la capitale pour le Conseil des ministres, Kitagoma s’étonna de ne pas voir figurer à l’ordre du jour des délibérations cet événement honteux qui déshonorait son pays aux yeux des bailleurs de fonds étrangers. Le Premier ministre le fixa du regard et porta son index verticalement à sa bouche pour lui signifier de se tenir coi : « Chchuutt…Sujet tabou… ». Kitagoma insista, s’indigna : « Chchuutt…Attention, le voici ! ». La canne du chef résonna, l’homme à la toque de léopard entra, prit place et déclara ouverte la réunion. L’ordre du jour choisi par le Président fut scrupuleusement suivi, les 200 camions de riz n’y figurèrent pas. « Circulez, y’a rien à voir !... »
Le lendemain, Kitagoma apprit par la presse qu’il n’était plus ministre et les tracasseries policières commencèrent. On perquisitionna chez lui, on interrogea sans ménagements femmes et enfants. Kitagoma dut son salut à de forts appuis étrangers émanant des agences de coopération bilatérale et des Nations Unies qui avaient eu l’occasion de l’apprécier et qui firent pression sur les autorités. Il connut cependant bien des déboires et se retrouva sans emploi avec, bien entendu, une famille élargie à sa charge car nombre de ses cousins et neveux étaient venus du village et résidaient chez lui au temps de sa splendeur. Ils étaient quatorze si ma mémoire est bonne.
A l’époque, on prétendait sous le manteau (si j’ose dire car il était rare de porter un manteau à Kinshasa), la rumeur courait donc qu’on nourrissait sans états d’âme les crocodiles du Stanley Pool en larguant d’un hélicoptère les opposants trop gênants ! On imagine les mauvais moments passés par la famille Kitagoma, les affres lorsque le soir le père rentrait tardivement ! Que faire pour occuper utilement tout ce petit monde et subvenir à ses besoins ? Renvoyer la parentèle dans la forêt ? Se réfugier à l’étranger ? Pas question.
(Saurien ayant manifestement reniflé un opposant politique… Photo Pascale Bas)
Kitagoma réunit sa femme, ses enfants, ses cousins et neveux, ses domestiques et leur tint ce langage :
« Je n’ai plus un sou. Je devrais vous renvoyer dans la forêt. Cependant, je vous propose de jouer avec moi une dernière carte : un coopérant de mes amis m’a appris à faire du savon. Il m’a même offert un appareil pour mesurer la densité en soude caustique. Du savon, il en faudra toujours. J’ai fait mes calculs et mes plans. Toi, tu vas me trouver quelques planches et me confectionner une caisse comme ceci. Toi, tu vas me réparer le vieux chaudron de grand’mère comme cela. Toi, tu vas me trouver un fil de fer pour couper les pains de savon. L’huile de palme abonde ici, on n’en manquera pas, toi tu vas négocier des prix de gros. Il me faudrait du colorant bleu, tâchez de m’en trouver, le bleu du savon est associé chez nous à l’idée de propreté. Vous, vous commencerez dimanche à vendre sur le marché. Vous autres, vous allez visiter systématiquement les collectivités… »
(Et la cour de l’ex-ministre se transforma en fabrique artisanale de savon…)
Et la cour de la maison de l’ex-ministre se transforma en fabrique improvisée de savon. Et la production se déversa sur les marchés des environs. Il fallut bientôt acheter des quantités complémentaires pour revendre tant la demande était forte.
Le Bureau International du Travail (BIT) eut recours aux services de Kitagoma pour former des formatrices pour ses projets de promotion des activités féminines rémunératrices. Un ancien ministre qui grimpe aux arbres, dégringole, rebondit, fait du savon et va le vendre au marché puis accepte d’être consultant pour aider ses sœurs à sortir de leur misère, voilà un profil qu’on aimerait rencontrer plus souvent dans la coopération au développement.
(Fabrication artisanale du savon : on ajoute précautionneusement de la soude)
2 - Genève, fin des années 80: Claùdio, le D1 volant,
un « drôle d’oiseau »
Nous attendions notre nouveau chef avec une curiosité mêlée d’inquiétude : quel numéro allions-nous tirer ? Un collègue m’avait dit : « Je l’ai bien connu, j’ai travaillé avec lui dans son pays, le Brésil. Tu vas bien t’amuser, c’est le grand iconoclaste de la formation ! ». Ces paroles ne m’avaient qu’à moitié rassuré. Certes, un iconoclaste était le bienvenu dans l’ambiance feutrée, compassée, formaliste et parfois soporifique du BIT où nombre de fonctionnaires étaient surtout passionnés par l’objectif de gravir les échelons hiérarchiques P3, P4, P5, (Professionnel 3, 4, 5) voire D1, D2 (Directeur 1 puis 2, le couronnement suprême). Les échelons à l’ancienneté, les échelons au mérite étaient de toutes les conversations. On venait d’en accrocher un, on aspirait à en gravir un autre, on jalousait celui qui l’avait obtenu plus vite que soi (sans le mériter autant, bien sûr). Que notre nouveau D1 se contrefiche de ces petites préoccupations mesquines n’était pas pour me déplaire mais quand même l’incertitude était pesante…
La première fois que je l’ai vu, l’entretien n’a duré dans son bureau que trois minutes. Tout en lui respirait la force tranquille, la passion maîtrisée. Deux petits yeux noirs et mobiles brûlaient dans un taillis de barbe poivre et sel. L’ « iconoclaste » était aussi un buisson ardent qui flambait sans se consumer. Il dut interrompre rapidement notre entretien car le D 2 le demandait d’urgence : en s’excusant, il fit coulisser autour de son cou une cravate dont il ne défaisait jamais complètement le nœud et qui restait en permanence suspendue à sa patère pour servir en cas de besoin mondain . Cette cravate intermittente était la seule concession qu’il faisait à l’environnement social étriqué.
Le dimanche suivant, me promenant en famille sur le Salève, petite montagne qui domine Genève, j’aperçus quelques intrépides hommes ailés qui se jetaient dans le vide. Casqué, sanglé, harnaché, l’un de ces nouveaux Icare laissait paraître une touffe de poils poivre et sel qui me sembla être la barbe de l’iconoclaste. Il prit son élan et s’envola avant que j’aie pu vérifier son identité.
(Deltaplane au mont Salève)
Nous attendîmes plus d’une heure mais le buisson volant se délectait dans l’azur. Il ne se décidait pas à se conformer aux lois de la pesanteur et à revenir sur terre. Nous partîmes à regret et ma fille eut un mot de conclusion : « Ton nouveau chef, ça m’a l’air d’être un drôle d’oiseau ! ». Le lendemain au bureau, en descendant de sa grosse moto, l’iconoclaste-buisson ardent me confirma qu’il était bien aussi l’Icare que nous avions vu voler.
(Matisse : Icare)
Dans sa vie professionnelle, Claùdio-l’iconoclaste se rit des pesanteurs sociologiques. Il survole les embûches, les chausse-trappes, les pièges, les labyrinthes avec le même détachement, la même force tranquille, la maîtrise de soi et l’élégance qui le font sauter en Deltaplane. Pour la défense de ses idées, il aime un beau combat mené avec conviction et grâce. Pratiquant le judo et le karaté, il aime à dire : « Dans le travail, j’aime me battre avec des ceintures noires pour imposer mes idées. Les ceintures jaunes, je les étale facilement, mais ensuite, au vestiaire, ils me plantent un couteau entre les omoplates ! ».
Iconoclaste-buisson ardent, Icare-ceinture noire, Claùdio maîtrise son corps jusqu’au bout de ses dix doigts. Son atelier est la plus belle pièce de sa maison et il sait tout faire de ses mains, avec goût par-dessus le marché. Sa passion pour la grande cause de la formation professionnelle se nourrit de ces habiletés. Son esprit en bénéficie grandement et il personnifie l’adage « mens sana in corpore sano ». Le slogan « La force tranquille » aurait pu être inventé pour lui.
Avec Claùdio comme avec Kitagoma, respirez un bon coup l’air des sommets !
Daniel Bas
10 janvier 2011.
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