Couleur Alentejo

Lettre de Jacqueline à Jean-Claude

Mais non,mon ptit frère, nous ne t'avons pas abandonné, mais ton blog, Sur Le Zinc avait quelques ennuis techniques.

Ouf, nous  R'VLA. Il faut bien que tu saches ce qui s'est passé, CHEU NOUS et  ailleurs pendant cette année, presque achevée de 2014:

On continue notre petit bonhomme de chemin,les vieux étant encore plus vieux, les jeunes encore plus jeunes,plus mûrs, toujours de l'avant,  dans un siècle ou il faut aller toujours ,et encore plus vite !!!

J'apprends que l'avion du futur pourrait ne plus avoir de hublots, pour une vue panoramique. Imagine,  des murs seraient recouverts d'écrans ,et on se croirait  suspendus dans le vide pour mieux y voir,  étonnant ,non ?

C'est le Centre pour le Progrès et l'innovation qui a trouvé  ce projet futuriste.

T'auras beau dire, moi, j'aimais mieux ton CONCORDE , na.

J'ai fait une autre découverte, mais tu la connais peut être ?

C'est grâce à  Franck Borman,l'astronaute qui fut aux commandes de l 'Apollo Mission, que notre superbe A 300  a pu être acheté par l' EASTERN AIR LINES, 23 et peut être même plus.

Borman avait envoyé, à Toulouse  ceci : After deliberations CONGRATULATIONS  YOU VE' GOT  A BLUE EYED BABY  " L'A  300  avait  gagné.

Tu aurais adoré le spectacle sensationnel de notre Patrouille de France  ( voir Youtube St Jean de Luz 2013.)

je te parle de zincs, moi qui n'y connais goutte, tu dois bien te marrer. Enfin, j'ai pas mal fréquenté les terrains de Normandie, celui d'Annemasse avec toi, ou je ne pouvais plus quitter l'aérodrome, tant j'étais émerveillée.. et que dire de Bernay avec les fameux CAP...

Tu vois, il m'en reste quand même quelque chose...et n'oublie pas que c'est dans la plaine de Bacqueville en Caux, en 1943, que nous avons vu, le ventre de cet avion allemand qui venait nous "frôler"  moi, à plat ventre, toi te redressant, du haut de tes trois ans, pour mieux voir  !!!

Voila nos souvenirs communs nous rapprochant, toi heureux et moi, pétrifiée de trouille !

Allez, mon "ptit frère", nous sommes là, avec toi, et vas- y, moque -toi de ta soeurette en veillant bien sur nous tous.

Quiquine   29 OCTOBRE  2014 

Buffet, brouette et culbute

 

Lettre de Patrick Bas à ses cousins Jacqueline et Jacques:

  

« Ce buffet trônait dans la cuisine de votre grand-mère dite « La Zo ». Aujourd’hui, ainsi d’ailleurs que le bureau de votre grand-père sur lequel il cherchait le mouvement perpétuel au moyen de boîtes de conserve qu’il remplissait d’eau, il meuble la pièce d’où je vous écris. Ce buffet a une histoire : il fait parti des cadeaux de mariage que vos grands-parents ont reçus de leurs parents, cependant, à l’origine, il était en deux morceaux. Le bas de buffet a été offert par les parents de votre grand-père, le haut par ceux de votre grand-mère (ou peut-être l’inverse). C’est l’oncle Alfred, menuisier de son état, qui s’est chargé de les réunir en un seul morceau en y ajoutant la partie centrale. Mais l’histoire de n’arrête pas là. En effet, lorsque ce travail fut fini, il restait à transporter ce meuble depuis l’atelier de menuiserie jusqu’au domicile de vos grands-parents. Pas question à l’époque de louer une camionnette. C’est donc au moyen d’une charrette à bras halée conjointement par l’oncle Alfred et votre grand-père, l’un devant, l’autre derrière, que le transport se fit. Oui mais, tant d’efforts donne soif et même, très soif. Ainsi, alliant l’utile à l’agréable, nos deux compères transformèrent leur corvée en tournée des grands ducs. Devenus, sans doute au fil des verres, quelque peu maladroits, suite à je ne sais quel aléas, le haut du buffet chuta et la vitre de la porte de droite se fendit. Bien sûr, arrivés à destination, ils entendirent chanter Manon ! Etrangement, jamais vos grands-parents n’ont jugé utile de remplacer la vitre fendue. Mis au courant de cette anecdote par Chédozot, depuis près de 40 ans que j’ai ce buffet, j’ai conservé la vitre en l’état, on ne change pas l’histoire. A mes yeux cette fente est l’un des plus grands charmes de ce meuble, un peu de son âme aussi et chaque fois que mon regard s’y arrête, j’adresse une pensée aussi émue que souriante à nos joyeux lurons. Je le transmettrai en l’état à qui acceptera de conserver cette vitre. »

 

                 Patrick Bas, le 5 mai 2014

Les poules et la dictée (Extrait de La Maison de Buchy)

  
 

Les poules et la dictée

Mardi après-midi. Vague angoisse. Mal au ventre. Une redoutable épreuve de dictée nous attend. Monsieur Dupuy, notre maître, n’est pas commode dans ces moments-là. Je peste contre les écrivains qui n’ont qu’une idée en tête : écrire des dictées pour embêter les enfants. J’ai peur.

Si le Bon Dieu existe, pourrait-il faire un petit geste pour les faibles en orthographe ?

Nous nous mettons en rang. Il fait chaud. L’horizon est lourd de gros nuages gris.

Mais, aujourd’hui, la classe est plus agitée que d’habitude. C’est que …nous ne sommes pas seuls à entrer dans la salle : deux poules affolées se poursuivent, se faufilent entre nos jambes et finissent par sauter sur les bancs, sous le pupitre, derrière les armoires. Règlement de comptes ? Personne ne rit. A la campagne, on ne plaisante pas sur le dos des volailles.

Le maître demande à qui elles appartiennent.

Quelqu’un sait. Il les connaît. De la crête aux ergots. Elles se sont échappées du poulailler de son oncle.

Alors, l’instituteur cherche un volontaire pour accompagner le camarade, tenu de ramener les deux bêtes à leur propriétaire. J’ai à peine le temps de lever le doigt, qu’il me désigne. Le vent tournerait-il en ma faveur ?

Deux cents mètres. La distance est peut-être un peu juste pour pouvoir échapper à La mule du pape d’Alphonse Daudet ou au Petit Prince de Saint-Exupéry. Mais notre imagination n’a pas de borne pour faire durer l’escapade.

Un vent de liberté nous donne le sourire. Cependant, nous restons discrets devant les compagnons condamnés à rester sur place.

D’abord, nous traînons un peu sur le chemin. Puis, l’ouverture de la barrière s’avère compliquée. Enfin, nous remettons les deux gallinacés en lieu sûr. On nous offre en récompense un verre de lait et, c‘est inévitable, une tartine de fromage. Comment refuser l’hospitalité dans une ferme normande ? Ne venons-nous pas de lire un texte à ce sujet ?  A l’instant où nous passons à table, je suis sûr que notre professeur se réjouit de savoir que ses élèves respectent les coutumes.

Au bout d’un quart d’heure, nous sommes bien obligés de prendre congé de nos hôtes.

Alors, nous rentrons, la tête haute, fiers d’avoir accompli notre devoir.

Mais, que se passe-t-il ? « Monsieur » n’a pas l’air content. Mais pas content du tout. Il fronce les sourcils :

      -Vous en avez mis un temps ! Une demi-heure pour porter deux poules chez le voisin ?  Vous ferez la dictée la semaine prochaine, avec un paragraphe en plus, compris ?

La semaine suivante, nous avons fait une longue marche en forêt, étudié les plantes, les oiseaux, puis répété les chants pour la chorale de fin d’année.

Contre toute attente, l’exercice de dictée n’a pas eu lieu. Et personne, parmi nous, n’a pensé à le rappeler au maître.

Depuis ce jour, je crois au miracle.

Et j’ai beaucoup de tendresse pour les poules.

           JAC, le 2 février 2014

Parution du livre "LA MAISON DE BUCHY" - Jacques Petit

	La Maison de Buchy   Jacques Petit Ce réveillon 1951, Jacques avait cinq ans et tremblait d'inquiétude: l'emménagement à Buchy avait tout du cadeau de Noël surprise. Mais l'essayer c'était l'adopter! Bientôt, la grande maison allait résonner le soir d'hymnes de Brassens chantés à tue-tête ou de sonates de Beethoven connues par coeur. Le jardin immense occuperait les trois frères et soeurs: il faudrait entretenir le poulailler, chercher de l'herbe pour les lapins... Toute une aventure. La maison sentait bon la rhubarbe, les champignons, le lait encore chaud de la ferme: la belle vie!                        Dans cette chronique rurale teintée d'ode à l'enfance, Jacques Petit livre ses souvenirs de jeunesse dans un petit village de Normandie: un puzzle d'anecdotes rythmées par la joie de vivre, la lenteur des jours et la recherche constante des contacts humains... Empreinte de nostalgie et de tendresse, l'évocation d'un temps révolu et pourtant éternel.
[ lire les premières pages  ] Prix : 15,95 €  -  124  pages  -  ISBN : 9782342017182  -                              Autobiographie

Commander le livre    Version Papier :                                                  15,15                            €                                                                                                                             (-5%)                                                                                                                                                                                                                                                                 Version PDF :                        7,98                        €

L'auteur                       Après plusieurs emplois en Allemagne, jardinier dans un cimetière, aide-soignant dans un hôpital, employé des renseignements téléphoniques, Jacques Petit revient en France pour devenir professeur. D'abord en Normandie, puis en Arabie Saoudite, à Hong-Kong et à la Réunion. Retraité depuis 2006, il écrit tous les jours, comme d'autres feraient des vocalises dans leur salle de bains ou du vélo d'appartement. Les faits divers l'intéressent, car ils reflètent pour lui l‘esprit d‘une époque. Ils lui...                      [lire la suite]

Pluie

Depuis plusieurs jours il pleut sans discontinuer sur la Bretagne. Nos parents ont loué une grande maison de vacances pour un mois.
Les deux frères passent la matinée à lire ou à faire des devoirs scolaires.
Pas un bruit dans la villa, à part le crépitement lancinant de la pluie sur les toits.
Brusquement, une partie de cache-cache s’engage entre Jean-Claude et moi, puis une course poursuite acharnée dans le salon et les chambres.
Les deux garçons n’écoutent pas les avertissements peu convaincants de la mère.
Mon aîné prend de l’avance. Il court plus vite que moi aux endroits stratégiques.
Je trébuche sur le tapis et pousse par mégarde le grand frère au moment où il veut ouvrir une porte vitrée.
Sa main fait éclater le verre.
Le sang jaillit de son poignet, gicle jusqu’au plafond et décore les murs de taches spectaculaires.
Des cris. Des pleurs. Mon père fait un garrot avec une serviette de table. Ensuite il descend au garage.
Il tremble.
La voiture non utilisée depuis une semaine refuse obstinément de démarrer.
Moi, petit garçon de huit ans, je me réfugie sous une table.
Papa appelle un voisin. Il accepte de conduire le blessé chez le médecin.
Deux heures plus tard, l’équipée revient. Mon frère, pâle comme un linge, arbore son poignet enjolivé d’agrafes.
La pluie vient tout juste de cesser.

              JAC, le 6 novembre 2013

Les paris de notre enfance

Nous avions entre sept et neuf ans. Après les escapades en forêt, les parties de cache-cache dans la zone désaffectée de la gare, les batailles rangées  avec des épées en bois fabriquées chez le voisin menuisier, certains garnements du quartier lançaient des paris insensés.
Pour une cigarette ou quelques bonbons, il fallait croquer dans une limace ou un verre de terre.
Passer derrière la rambarde du pont qui enjambait la voie de chemin de fer et le traverser sans trembler au-dessus du vide, valait les applaudissements des spectateurs et une boîte entière de carambars, volée dans la boutique vieillotte de monsieur Tsakalelis.
Françoise promettait de montrer sa culotte à celui qui avait le courage de manger de la terre. Mais, comme elle soulevait trop vite sa jupe en profitant d’une seconde d’inattention dans l‘assistance, nous n’avions  même pas le temps de bien voir. Voilà pourquoi les garçons préféraient avaler un bout de limace. Au moins la récompense était à la hauteur de l’effort et beaucoup plus concrète.

 

                      JAC, le 31 août 2013

Notre maman aurait 104 ans...

 

Ce jour, 27 août, notre maman aurait 104 ans.
Autrefois, à cette date, c'était jour de fête.
C'était aussi la fin de l'été,en Normandie ;
C'était les retrouvailles pour la réunion de la famille...
C'était aussi la récolte du jardin de Montérolier.
Les bonnes petites pommes de terre nouvelles, les oignons et les échalotes faisaient la fierté de notre père.
La cueillette des  pommes, des  poires, qu'on rangeait, bien alignées, sur des clayettes.
Ca sentait bon les fruits murs, ça sentait bon la campagne et notre  insouciance.
Nous savions bien que nos parents vieillissaient, mais, incrédules, on ne les imaginait pas ailleurs que dans leur grande maison de briques, aux odeurs de lavande et de tartes aux pommes.
Et voilà qu'un coeur de bientôt 86 ans a eu des ratés, comme un vieux moteur qui s'essouffle ...
Notre père la chouchoutait. Ils veillaient l'un sur l'autre. Mariés en Avril 1932, ils ne s'étaient quittés que quelques mois, au moment de la guerre et notre Simone avait tenu le coup sans son Lucien.
On avait bien failli la voir au volant de notre 11CV Citroen  pour partir en exode, mais la traction avant, heureusement, avait été mitraillée ...elle n'avait pas son  permis de conduire ...et les premiers mètres de conduite auraient été un fiasco.
Elle avait failli, aussi grimper à vélo, mais n'avait jamais pu s'éloigner de son coach,  notre Papa. Je me souviens qu'elle a dû faire 5 ou 6 mètres, seule. Elle s’est retournée, ne se sentant plus tenue, elle a lâché le vélo , à jamais.
Pendant toute la période de la guerre, les rues n'étaient pas éclairées du tout. Ordre des troupes d'occupation. Le soir, c'était le black out complet.
En sortant du bureau de Postes, où elle travaillait, elle s'est perdue sur la place de Bacqueville en Caux, pourtant son lieu de résidence.
Elle s'est pris les jambes dans les chaînes  qui entourent le monument aux  morts !
N'ayant  pas du tout le sens de l'orientation, dans le noir complet, elle n'a pas su retrouver seule son chemin.  ,
Mais son Lucien veillait, et il est venu la sauver.
Notre Simone avait surmonté bien des pépins de santé, mais elle s'en était sortie.
Avec son petit  mètre 48 elle a accompli  une belle carrière dans les Postes ...même en trichant  un  peu sur sa taille...l'Administration n'acceptant que les agents à partir d'un mètre cinquante !
Le lendemain de ses 87 ans, elle s'en  est allée, toute petite, doucement, sans bruit, discrètement.
Et nous, les orphelins,depuis cette date, la fin août n'est  plus qu'un jour de recueillement, de doux souvenirs des jours heureux;
Lui avons- nous assez dit que nous l'aimions?
Et pourtant, si on  pouvait lui dire combien elle nous manque ...

           Jacqueline Paulus-Petit

Mémé Lazo et sa radio

  
(Elle avait un point commun avec Guillaume Apollinaire : ils étaient nés tous les deux en 1880...)

Notre grand-mère Lazo écoutait les informations en collant son oreille sur la plaque de verre de son poste radiophonique dont elle poussait le son au maximum. Malgré ses efforts de concentration, elle n’entendait pas grand-chose. Il lui arrivait alors d’envoyer quelques coups de pied rageurs sur le buffet et même de taper sur son appareil. Soumis à un tel traitement, le poste de T.S.F., datant de la guerre, se mettait bientôt à trembloter, à grésiller, à chuinter. Inévitablement, les ondes se décalaient et le bulletin du speaker se retrouvait brusquement au milieu d’une chanson d’Edith Piaf, d’un sketch de Robert Lamoureux ou d’une réclame pour le shampoing Dop.
Quand on venait la voir, on avait beau tambouriner à sa porte, elle restait désespérément sourde à nos appels. Seul le chien par son agitation, pouvait lui faire comprendre qu’elle avait de la visite.
En période de Tour de France, il fallait se taire. Elle suivait avec attention les exploits du coureur régional Jacques Anquetil et les résultats du meilleur grimpeur.
Voir la caravane qui passait tous les dix ans à Isneauville était son grand bonheur. Elle marchait alors jusqu’à la route nationale avec son tabouret. En fin d’après-midi, elle revenait avec une collection de casquettes ou de petits drapeaux, heureuse d’avoir aperçu ses favoris le temps d’un éclair.

Le foot était aussi sa passion. A 90 ans, elle était très au fait des résultats du championnat de France. Et se plaignait de la mauvaise place du FC Rouen en pestant : « Ils veul’ plus fout’ coup ! »
Elle hurlait sa haine des Havrais lors des derbies mémorables Rouen-Le Havre.
Ses seules fantaisies : le Tour de France, le foot et la politique.

     Jacqueline Paulus-Petit, le 11 juillet 2013

Un coiffeur entre deux vins

   

Buchy, années 50

Pied-bot et boitant bas, le coiffeur s’approche péniblement du siège où l’attend mon père.
L’homme se racle la gorge. Il va parler. Il ronchonne plutôt en fouillant rageusement dans un tiroir. Puis dans un autre. Ses gestes sont hésitants, saccadés, maladroits. Dans sa précipitation, il fait tomber un attirail de peignes, de brosses et de bigoudis.
Comme il est agité aujourd’hui le Figaro du village !

      (La photo de ce brave homme n'a rien à voir, bien sûr, avec l'histoire de mon père. Elle a eu lieu il y a plus de 50 ans.)

Son handicap l’empêche de se baisser, mais pas de pousser de son pied valide sous une étagère les divers accessoires qui le gênent.
Enfin, le barbier nerveux trouve ce qu’il cherche et peut poser la question traditionnelle :
    -Alors, bien dégagé sur les côtés, hein, comme d’habitude ?
Une forte odeur d’anisette flotte dans l’air. Papa est inquiet. Il regrette d’être venu. Comment a-t-il pu oublier le penchant coupable du patron pour les apéritifs et les parties de dominos arrosées !
Il suit de près les mouvements désordonnés de l’artiste capillaire qui ne semble pas au mieux de sa forme. Plusieurs fois, il a senti la piqûre des ciseaux sur sa tempe.
Le bourreau saisit maintenant un rasoir à lame pour trancher les derniers poils récalcitrants derrière les oreilles. Mon père, crispé sur son siège, s’attend au pire. Le couperet progresse, par à coups, frôle le lobe, gratte le pavillon, descend sur la nuque puis s’arrête, au milieu de son parcours. Un obstacle imprévu, un grain de beauté quelconque. La main du coiffeur tremblote. Là, c’en est trop pour le client. Il se libère du drap qui le paralyse et montre son agacement :
    -Bon, ça va maintenant, monsieur…C’est fini…Merci…Mais, dites-moi, il ne vous arrive jamais de blesser quelqu‘un avec votre coupe-chou ?
La réponse fait froid dans le dos :
    -Ben, vous savez, on ne craint rien, dans note métier, on est assuré…
    -Assuré ? répète mon père, assuré, peut-être. En tous cas, moi, je ne suis pas…rassuré par votre argument.
Quand il sort du salon, il vérifie discrètement que ses oreilles sont intactes et jure de ne plus jamais offrir sa tête à cet ivrogne.

   
(Il faut se méfier de certains coiffeurs : une oreille coupée, c'est vite arrivé...)

            JAC, le 15 mars 2013

Vélo cross en forêt d'Eawy

En ce temps-là, les enfants passaient les vacances d’été dans la nature.
Juillet 1960. Je regarde les gamins du quartier qui tournent et tournent en vélo sur la place du village.
Il fait chaud. Comment meubler un long après-midi de canicule ?
Les plus délurés sifflent de loin une fille qui promène son petit frère ou qui va acheter du pain.
Soudain, debout sur les pédales, un garçon déclenche un sprint digne du récent Tour de France. Le peloton, surpris par ce démarrage, se lance à sa poursuite.
Et voilà comment les coureurs s‘échappent de la maison familiale.
Où filent-ils si vite dans la descente ?  Quelle force diabolique les pousse ainsi à brûler leur jeunesse avec frénésie ? La route, droite et lisse, se prête à merveille aux pires excentricités : zigzags, brusques coups de freins, conduite sans main.
Au carrefour d‘Osmonville, il y a regroupement général. Quelle direction prendre ?
Quelqu’un émet l’idée de faire du cross dans la forêt d’Eawy, distante de six ou sept kilomètres.

    

Mais tandis que certains tergiversent, deux adversaires démarrent en trombe. Une attaque imprévisible. Aussitôt, un groupe de chasse tente de rattraper les fuyards.

Maintenant les enfants pénètrent dans la forêt. Pour une fois, en l’absence des parents. Certains galopins tailladent au couteau un cœur percé d’une flèche sur l’écorce d’un chêne.
A cet âge-là on rit de tout. On chante des bêtises. On pédale à toute allure.
Puis vient un passage délicat, une pente spectaculaire. Je laisse passer les plus intrépides, puis m’élance à mon tour, la peur au ventre. 
Quel bonheur ! Ce vent exquis de liberté ! On se laisse griser par la vitesse. Jusqu’au moment où ma roue avant se bloque au creux d’une racine.
Culbute magistrale. Tête la première dans une flaque de boue. L’épaule heurte une branche.
Le guidon casse.
Net. 
Où suis-je ?  Où sont les autres ?
J’appelle. Je hurle. Pas un ne répond.
Vite, il faut analyser la situation : Il est 15 heures, les copains ne se sont aperçus de rien, mon père revient du bureau par le train de 17 h 15, j’ai deux heures devant moi pour rentrer avant qu’il n’arrive.

   

Je refais donc le chemin inverse, seul, en poussant une bicyclette déglinguée qui avance en crabe.
15 km à pied. Au pas de charge. Sans boire.

Enfin, après bien des souffrances, je franchis les derniers kilomètres de mon calvaire. Un véritable parcours du combattant.
La maison familiale est en vue. J’entends le train…J’ai juste le temps de placer le vélo dans le garage.
Et de faire semblant de réviser une leçon de maths.
Mon papa s’étonne de me voir plongé dans un exercice de géométrie à cette heure :
    -Alors ? Qu’as-tu fait aujourd’hui ?
    -J’ai…je…J’ai fini ma rédac…Je…J’ai
    -Pourquoi es-tu essoufflé ? C’est ton devoir de maths qui te met dans cet état ?
    -Va boire de l’eau. Tu me parais épuisé. Tu me raconteras ton aventure quand tu iras mieux. Je ne suis pas né de la dernière couvée, tu sais…

La semaine suivante, mon père m’a offert un beau vélo bleu ciel, tout neuf, avec un dérailleur double plateau.
Et un guidon incassable.

           JAC, le 28 février 2013