
Année 1955
A cette époque, mon père se déplace souvent à bicyclette pour aller de village en village vérifier la comptabilité des petits commerces.
Ce jour-là, c’est une épicerie, dans un hameau au creux d’un vallon. Une maison isolée en briques rouges, typique du Pays de Bray. Des herbages plantés de pommiers. Très peu de circulation. Le camion du laitier le matin, puis le facteur qui fait sa tournée à vélo, une ou deux voitures dans la journée, c’est tout.
Il fait chaud.
En ouvrant la porte de la boutique, la clochette tinte.
Un gaillard immense, une force de la nature, pelotonné dans un coin, ne semble pas jouir de tous ses esprits. Il ricane, marmonne et sourit aux chimères qui habitent son cerveau. Le pauvre hère ouvre de grands yeux sur l’intrus et fait un pas en avant pour venir à sa rencontre. La patronne se précipite sur lui, l‘arrête dans son élan, puis le pousse sans ménagement dans une pièce contiguë.
Elle se présente, installe le contrôleur dans la cuisine et lui apporte ses registres. Un peu inquiet par l’attitude de ce géant, il tient à faire comprendre à la commerçante qu’il ne souhaite pas être interrompu dans son travail qui demande calme et concentration.
-N’ayez pas peur, dit-elle en souriant, je le surveille…C’est mon fils. Il n’a encore jamais tué personne. Il n’est pas méchant..
L’épicière laisse alors le vérificateur à ses calculs.
Régulièrement, elle va voir s’il ne manque de rien.
Vers midi, le puni commence à trouver le temps long. Il gratte contre la cloison, bredouille des propos incohérents ou se lamente derrière la porte qu’il entrebâille par instants.

Maintenant, il n’y tient plus, il entre et se poste juste devant l’étranger qui envahit son territoire. Silence. Il l’observe en train d’écrire. Ses yeux brillent, ses mains tremblent. Mon père se lève précipitamment et se tient sur ses gardes. Soudain, l’inévitable se produit. Le forcené se jette sur lui et le saisit au cou. Un cri. Une bousculade. La mère intervient. Elle gifle son fils, le pousse dans la cour et ramasse une corde. Le dément ne bronche pas, il baisse la tête. Il sait ce qui l’attend.
Sans un mot il se laisse attacher à un chêne.
Le fonctionnaire a bien encore quelques additions à faire, mais le cœur n’y est plus et la faim le tarabuste. Pour lui, l’audit est terminé. Il se dépêche de rédiger la conclusion à l’attention de son supérieur hiérarchique, puis prend congé de l’épicière.
Dehors, l’énergumène fulmine et tire tant qu’il peut sur sa longe.
L’agent reprend vite sa bicyclette. Il a tellement hâte de s’éloigner de cette créature inquiétante.
Malheureusement, le sort s’acharne contre lui : dès le premier coup de pédale, il fait sauter sa chaîne. Ce contretemps encourage aussitôt le possédé qui parvient à dénouer le premier nœud.
De son côté, mon père s’énerve contre son pédalier qui se bloque.
Maintenant, le colosse mord dans la corde. Il se libère…
Au moment où son ennemi réussit à monter sur son vélo, le prisonnier désentravé, ramasse des pierres et les jette sur le cycliste. Il en évite une, puis deux. La troisième atteint la roue arrière. Le titan s’élance alors à la poursuite du coureur qui, à son tour, fait un démarrage foudroyant, en danseuse.
Rapidement, tel un grimpeur du Tour de France, il creuse l’écart.
Quand il se retourne, son adversaire a déjà disparu depuis longtemps.
Il est sûr, maintenant, que son échappée ira jusqu’au bout.

JAC, le 9 mai 2012
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