-
-
J’habitais une petite ville douce et tranquille, sans histoires, nichée au cœur du Poitou, sur les bords de la Vienne. J’habitais mal. Je partageais un studio minable avec Bob, un homme qui m’avait été cher, le temps d’épuiser les premières joies du couple de fortune que nous formions lui et moi.
-
Bob ne conservait que le privilège de m’avoir déterminée à quitter le giron familial pour vivre ma propre aventure. D’aventure, il n’y en avait plus. Rien d’autre que des compensations et surtout, le plaisir presque quotidien de quitter la laideur du studio pour prendre l’air.
-
Nous avions pris nos habitudes dans une brasserie italienne, chez Gianfranco, sur une rive du fleuve. Nous y sirotions des bières entre copains, parfois l’apéritif quand nous étions en veine, un marsala al’uovo, suivi d’une pizza enchantée «Quattro Staggioni» et d’un dessert, un tiramisu. C’était le seul luxe de mes vingt ans.
-
Je me régalais, je léchais mon assiette et nous rentrions chez nous, Bob et moi, silencieux, absorbés dans des pensées inexistantes.
– Tu penses à quoi ?
– A rien…
En fait, je m’emmerdais tout autant que lui sans qu’aucun d’entre nous n’ose l’avouer. Chaque soir, nous remettions notre rupture au lendemain. D’ailleurs, il n’y avait rien à rompre puisque le lien n’existait plus, si toutefois il avait existé. Juste à préciser que nous reprendrions nos libertés sans ambiguïté. Mais je n’avais pas envie de réintégrer la maison familiale et ses obligations. Sans travail et sans qualification, je n’étais rien qu’une ado attardée. Bob ne se gênait pas pour me le faire sentir, lui qui « se tuait » au boulot à fabriquer des ébauches de pistolets pour nourrir trois bouches dont deux inutiles, la mienne et celle de mon chien Kléber.
Bob était ajusteur dans une usine d’armement. Pour moi, ajusteur restait un beau métier. Mais Bob, pour sa part, en faisait un complexe. Quand nous étions chez Gianfranco, il me faisait parfois remarquer que je lorgnais vers un type de très grande taille qui plus qu’un habitué, semblait être un permanent du restaurant. J’ignorais jusqu’à son nom, c’est dire si je me fichais de ce géant sec à la gueule d’ange.
Car il était beau, bien fait, mais si secret, si seul, si fermé sur lui-même. Il ressemblait à un acteur mi-français, mi-allemand dont je n’avais retenu que le prénom : Mathieu. Pour moi, ce type était Mathieu, rien de plus. Pour mon chien Kléber, il était davantage, sinon un ami, du moins un copain. Plusieurs fois j’ai dû intervenir auprès de mon bouvier sans gêne, le raisonner, l’enjoindre de laisser le monsieur tranquille. Mais lui, il appréciait les marques d’amitié, la familiarité, les coups de langue, les coups de museau sur le coude, ce qui le faisait sourire en dépit des ratures. Car Mathieu écrivait tout le temps.
Je revois sa main droite tenant un minuscule crayon d’agenda, noircissant un bloc de feuillets souvent jaunes, parfois roses ou bleus. Etait-il écrivain, poète ou journaliste ? Je l’ai toujours ignoré. D’abord, j’avais cru qu’il draguait et qu’il n’écrivait que pour exciter la curiosité des filles en se distinguant de la masse. J’ai bien dû convenir qu’il n’en était rien. Seul mon chien pouvait le distraire de sa calligraphie galopante. En échange de ses coups de gentillesse, il lui offrait le sucre de son café qu’il ne consommait jamais. Et comme il buvait espresso sur espresso, Kléber s’en était fait un solide complice. Moi, je comptais pour beurre. Je me suis même demandé s’il n’était pas homosexuel. Cela s’était vu, hélas, de très grands beaux types hermétiques aux femmes.
Bob était jaloux de sa distinction, peut-être de sa race, de ses mains fines et blanches, de son indifférence à la vie des gens. A une ou deux reprises, Mathieu m’avait esquissé un sourire lorsque j’étais venue calmer Kléber et le ramener à mes pieds. A la brasserie, jamais il ne m’avait adressé la parole, encore moins un regard encourageant. Une seule fois, je l’avais croisé en ville. Je l’avais salué, il m’avait répondu gentiment, mais m’avait-il vraiment reconnue sans mon chien ?
-
Et puis Mathieu n’est plus venu. Sa place était vide, au désespoir de Kléber qui le chercha jusque dans les cuisines d’où il se fit éjecter avec véhémence. A moi aussi, sa présence manquait, mais la vie continuait.
Un soir, Bob rentra du travail presque joyeux, il avait un peu bu, je crois.
-
– Donc (il commençait toujours ses phrases ainsi), je sors de chez Gianfranco. Tu ne devineras jamais ce qui est arrivé à ton copain l’écrivain. Il s’est fait raccourcir sous train, lâcha-t-il enfin, en me baisant le front.
-
Je ressentis une pointe au cœur. Je restai muette. Bob dut lire ma peine dans mes yeux et comme si sa sortie brutale avait été un poisson d’avril, il crut me rassurer avec cette phrase courte :
-
– Il est à l’hôpital
-
C’est alors que j’ai quitté Bob et Kléber sans un mot. J’ai bourré mes affaires dans la première valise venue. J’ai sauté dans un taxi en maraude qui m’a conduite au service des urgences. Bredouillante, j’ai demandé des renseignements sur un monsieur de très grande taille qui aurait eu un accident de train. L’infirmière a hoché la tête avec gravité. A sa moue, j’ai compris que le cas de Jérémie Lourson – c’était son nom – était plus que sérieux.
-
– Peut-on le voir ? Ai-je dit sans réfléchir.
– Oui, mais ne le fatiguez pas. On l’a opéré voilà quatre jours. Il récupère très lentement. Chambre 127.
-
Pour cinq minutes, l’infirmière a accepté que je lui confie ma valise. J’ai pris l’ascenseur, indifférente à l’odeur mélangée de désinfectant et de soupe aux poireaux.
Jérémie Lourson, ce nom lui allait si mal ! La porte 127 était entrebâillée. J’aperçus d’abord un vieil homme, la tête enturbannée. Résolue, j’entrai. Dans un second lit, sur la droite, près de la fenêtre, une montagne faite d’un drap blanc formant voûte ne pouvait que cacher Mathieu ou Jérémie. Je m’avançai au pied du lit. Je le reconnus. Il dormait. Son visage était aussi livide que le tissu de son oreiller, si bien que je l’aurais à peine distingué s’il n’avait pas eu un bleu à l’arcade sourcilière.
Je fis l’effort de l’écouter respirer et je restai là, pantelante, réprimant une forte envie de tousser. J’avais la gorge acide. Je m’interrogeai sur ce qui m’avait irrésistiblement poussée à monter jusqu’ici. Toute la partie visible de son corps, de la tête à la ceinture, semblait intacte. Sous les arceaux, j’imaginais les jambes, ou du moins leur absence, le ravage des roues de la locomotive, les moignons couturés comme des polochons, ridicules appendices…Sentait-il encore ses membres comme on le dit ? A quoi rêvait-il ? De courses folles ou d’écriture ?
Il ouvrit les yeux et me fixa sans étonnement. Me voyait-il ? Savait-il qui j’étais ? J’éprouvai une intense émotion, celle d’être debout et bien portante, face à un homme qui ne marcherait plus jamais, celle enfin de m’impliquer dans la vie d’un inconnu par ma seule présence. Sans en mesurer encore la portée, j’avais pris une responsabilité vis-à-vis de lui. J’étais à son chevet. J’y reviendrais, c’était inévitable. Impossible de reculer, désormais.
Les doigts de sa main gauche palpitèrent. Ils me firent signe de les rejoindre. Je m’avançai et posai la main sur celle qui m’appelait. C’était un piège. Je le savais. Nous étions encore étrangers l’un à l’autre, mais pour une seconde à peine. Il prit ma main, la serra aussi fort qu’il le put et il articula clairement, comme s’il avait répété la phrase :
-
– Je t’attendais. Sûr que tu viendrais…
-
De l’autre main, il me désigna la montagne tendue par les arceaux qui lui épargnaient tout contact indésirable avec ses plaies. Une sorte de tunnel.
-
– Dire que je me trouvais beaucoup trop grand, me fit-il en souriant.
-
Des années plus tard, j’entends encore cette réflexion prononcée avec détachement, sur un ton badin. Je fus sauvée de la syncope par l’intervention de l’équipe soignante. Un médecin portant nœud papillon, sans doute un chirurgien, me pria d’ajourner ma visite. Je fis un signe d’adieu à Jérémie.
-
– Tu reviendras, dis ?
– Promis !
-
Ce n’était pas très malin de ma part. J’aurais dû répondre « peut-être », à la rigueur « oui ». Mais promis…Quelle conne !
-
J’ai récupéré ma valise, appelé un taxi, regagné le domicile familial, retrouvé mes parents auxquels j’ai simplement fait part de ma rupture avec Bob. Ils m’ont accueillie avec tendresse sans me poser d’inutiles questions, sans doute satisfaits d’avoir eu une nouvelle fois raison de ne pas croire à l’Aventure. J’ai réintégré ma chambre de jeune fille, mais je n’étais plus libre. J’avais donné ma parole à un fantôme qui me tutoyait déjà.
-
Commentaires