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« Autant que je me souvienne et pour peu que ma mémoire revienne à 100%, j'habite une baraque nulle, à mille cinq cents bornes d'où je vous écris. Mais pour la frime ou pour la rime - j'en sais rien - je paye un loyer ridicule. J'engrange, c'est Essentiel pour moi, l'Essence.
Ma taule ressemble à ces cabanes de géants qui poussent dans les jardins miniatures. J'en ai vu des comme ça, dans un parc d'attractions bidon, à l'occasion d'un Genève-Munich raté: turbocompresseur grillé à Saint Gall où j'avais rien à foutre en attendant ma pièce maîtresse.
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Bref, j'ai vu là des milliers de crétins de tous les coins du monde qui s'extasiaient devant ces horreurs peintes façon cucu. Sur vingt mètres carrés, il y avait une succession de villages et de villes en réduction. Des rues, des routes obstruées de bagnoles modèle Dinky Toys, collées à la cyanolith. Un barbu vêtu d'une combinaison fluo (comme si c'était vital pour la sécurité) astiquait son petit monde, armé d'un pulvérisateur de vigneron. Et ça shootait. Des Japonais mitraillaient le décor. Des « indigènes » comme ils disent, gaspillaient des polaroïds, rien que pour conserver un souvenir de ce mini-Disneyland à la noix qui finirait dans un placard.
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La mienne de maison, personne ne la photographie. Sauf ma taulière qui sort régulièrement son soufflet Kodak des années trente. A nonante trois ans - pardon, quatre-vingt-treize - elle ne vit que pour son décor, sa bicoque de garde-barrière aux volets rouge bordeaux, son torrent qui m'empêche de roupiller, sa vue imprenable sur les Dents du Midi et son érable poil de carotte en automne. Si ça l'amuse ! Elle me fout plus ou moins la paix.
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J'occupe le dernier étage, sous les combles. Ma vieille, Miss Bochuz, elle appelle ça «votre galetas». Ça me met en rogne. Pour moi, galetas c'est un débarras cradingue. Il faut dire que c'est pas nickel nickel non plus, malgré mon caractère tatillon. Pas le temps de faire le ménage. Sauf quand il pleut. Il y a tellement de gadoue dans ce vallon encaissé. Bref, c'est pas un palais. Il y a des souris qui font la corrida au-dessus de mon pieu, dans la doublure du plafond. Les crottes, comme des grains de riz cariés passent par les fissures. J'en récolte souvent des pincées. Je les fous dans les lourdes toiles d'araignées. Les salopes se barrent quand je leste leur hamac de mort et puis elles reviennent tâter la caque. Rien ne se perd.
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J'en étais où ? J'ai plus la tête avec tous ces médicaments...Ah oui, la crasse, les bestioles, veuves noires, cafards, blattes, moustiques, rongeurs et enfin le corbac. Lui, c'est un pote. Il vient frapper au carreau de ma piaule chaque matin. Dès que le jour se lève, tac tac, Victor se pointe en frétillant du cul.
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- Salut Curé, je lui fais.
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J'ouvre la grande et unique baie. Il se débine pour se percher sur le fil du téléphone. Je lui dépose quelques saloperies qui traînent dans le frigo, celles que j'ai laissé se boucaner pendant le week-end. Car le week-end, mécol (c'est le «mézigue» suisse) je décolle. Envolé, incognito. Victor vient rafler sa portion de jambon sec, ses miettes de roquefort, sa pomme amochée. Il glousse. Je me marre en faisant chauffer ma flotte impeccable du Nescaoua. A six heures du mat' donc, je me tire. Pas besoin de marcher sur des œufs, Miss Bochuz est sourde comme un pot. Un jour, je pense, je vais m'envoler en week pour trois jours sans savoir qu'elle est morte. Je vais rentrer le lundi soir et ça cocotera encore plus que d'habitude. A l'odeur de la vieille soupe et du suppositoire à l'eucalyptus, viendra s'ajouter une odeur inconnue. J'ai encore jamais vu de défunt. Oh, je me doute. Ce que bouffe Victor, ça doit être à peu près ça. Bon. J'aime mieux pas y penser, parce que ce jour-là, bonjour les emmerdes ! Pour peu que l'enterrement soit un samedi et ce sont deux mille bornes qui vont me passer sous le nez. Je ne peux pas y couper aux funérailles. Du reste, si je voulais demeurer dans la maison, il faudrait bien que je lèche le cul aux héritiers Bochuz. Remarquez, je ne vois pas ce que je foutrais des deux étages plus le rez-de-chaussée.
Les pièces de la Miss sont minus, même si je balance les tonnes de chrysanthèmes, de dahlias, surtout de géraniums qui les encombrent. Au surplus, mon loyer risquerait de tripler. Je pourrais dire adieu à Lova. Grosso modo la ceinture pour huit cents litres de super. Cinq mille bornes dans la vue, soit deux week-ends et demi sucrés. L'enfer !
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Lova c'est ma conduite intérieure, mon espoir, mon Eldorado à moi. Deux cents chevaux débridés par un turbo dont le discret sifflement me fait bander. Oui Madame, oui Monsieur, si vous voulez savoir. Même que ça me gêne quand le harnais est bien serré. J'ai fait poser un harnais de compétition parce que je ne veux pas crever avant Miss Bochuz. Tous les cons avec leur ceinture ficelle, ridicules ! Et ça se dit responsable, père de famille et tout le tremblement. Qu'un as gobe la lune leur cisaille la trajectoire, dérapage capotage et c'est l'éjection. Les pompiers n'ont plus qu'à éponger au buvard, je vous fais pas un dessin et je suis bien placé pour le savoir. Moi, c'est grâce au harnais que j'écris autre chose que mon épitaphe. Ci-gît Manolo, c'est pas encore pour tout de suite.
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Lova c'est comme une pute pour habitué, une exclusive. Je la paye, elle fait mes quatre volontés. Attention, c'est pas une esclave. Je connais ses limites. Je les ai reculées, mais elles existent. J'ai beau disposer d'un train de pneus pour chaque type de temps, sec, humide, verglacé, je sais qu'elle me rendra les coups de pied au cul par un tabassage en règles. Alors je balise comme on disait à l'armée, vu ?
Quand j'éperonne cette garce en seconde à trois mille tours, l'aiguille du turbo frétille un chouïa et puis grimpe à mort. Vlan, je reçois la poussée dans le baba. Pas une de ces accélérations bruyantes de caisse à savon comme celles des gugusses qui font de la course de côte, vous savez, ces horreurs bardées d'autocollants de banques, de supermarchés ou d'informatique. Non, moi c'est nickel, feutré, discret. J'ai même ôté les plaquettes de la marque. Personne peut savoir ma cylindrée et l'huile que j'utilise. Je le dis pas, je l'achète en gros: de la toute bonne, première pression à froid extra vierge. J'en mettrais presque dans ma salade si j'aimais la verdure.
Dès que le mano du turbo monte, les deux cents bourrins pètent le feu mais tu les entends à peine. Une caresse sur le ventre pour ainsi dire. Tu te retrouves à cent en 6"9. Tu passes la troisième dans la foulée, même topo, tu n'as même pas besoin de scruter la gueule du papy qui rame dans son Opel caramel automatique. Tu passes, tu ignores le vieux. D'ailleurs, il n'a rien entendu venir, son chapeau mou est trop enfoncé sur ses oreilles. Si par hasard il t'aperçoit...il doit en dire des conneries du genre:
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– Çui-là, y va droit direct au retrait de permis !
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Là, j'imite un peu l'accent vaudois traînant. Retrait ? Tu parles, Charles, avec le détecteur que je viens de me payer grâce à mon treizième mois, les pandores peuvent se mettre leur carnet à souche où je pense. Bip bip...alerte ! Action énergique sur le frein antiblocage ABS Bosch...je passe devant la boîte grise à soixante et dix comme un ver.
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- Allez les vers!
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C'est ce que je me fais pour ne pas crever de honte dans la marée des cloportes avec leurs «voitures à vivre» comme dit la pub. Un kil avant les flics, j'ai déjà coupé mon zinzin électronique acheté au Liechtenstein, garanti indétectable. Quand j'arrive à la hauteur du comité d'accueil, je vois un tas de crabes épinglés. Bien fait, il y a un Bon Dieu pour les cons ! Moi je fais un geste dégueulasse avec mon annulaire, le dos de la main bien appuyé sur ma queue. Ils voient que dalle, mais ça soulage. Je sifflote Nuit de Chine au passage. D'expérience, je patiente dix kilomètres avant de rebrancher mon radar anti-radar et d'éperonner de nouveau Lova.
Un jour, ces salauds avaient disposé deux pièges consécutifs. Les trous-du-cul du dimanche, une fois avalé le premier contrôle, ont remis la sauce misérablement à cent dix quand il «fallait» rouler à quatre-vingts. Baisés. Un deuxième radar était planqué dans l'entrée d'une cour de ferme. Il fallait voir le grabuge !
Moi, j'ai échappé à cause de Saint Christophe. C'est mon pote aussi, comme Victor. Au moment où j'aurais pu écraser le champignon, j'ai crevé un pneu. J'ai tout juste pu me garer avec mon boudin compote dans la fameuse entrée de cour de ferme. Plein cadre devant l'engin de merde. Les flics étaient furax: je masquais le faisceau radar. Persuadés que je faisais de l'obstruction genre syndicat des automobilistes, ils m'ont d'abord fait signe d'aller voir ailleurs s'ils y étaient. Quand ils ont réalisé que j'étais en état de détresse, ils m'ont donné un coup de main pour changer la roue. Sympa. En installant le cric, j'ai remis mon annulaire en signe de «carre toi ça dans l’oignon», discrètement.
Un jeune bleubite du contingent s'est pastillé tout seul l'extraction du pneu dégueulasse. Faut bien que l'impôt serve à quelque chose. Le plus gradé m'a quand même fait remarquer avec un sourire pas très franc que j'avais une dose anormale de moucherons écrasés sur les phares, la calandre et le capot. Un vrai cataplasme croûteux. J'ai invoqué la canicule, les marais...
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Bon, j'ai digressé mais ça m'a drôlement fait du bien. C'est la première fois de ma vie que j'écris si long sans reprendre souffle. Dans la position où je suis, avec ma grosse main qui me lance, ça requinque une bonne histoire. J'en étais aux limitations de vitesse. Passons, sans intérêt maintenant. Ah oui, les week-ends ! Par où je recommence ?
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J'habite une maison nulle en Suisse, au-dessus du lac Léman, ça je l’ai déjà dit. Savez-vous ce que les Suisses ont inventé les premiers, soi-disant pour diminuer la pollution? Une connerie qui s'appelle le catalyseur. C'est un filtre d'échappement qui vous fout en l'air vingt chevaux réels. Imaginez que Lova soit amputée d'une jambe, je ne vous fais pas non plus un dessin. Quoique...certains ont le fantasme de la femme tronc. Voilà donc les Suisses, des amputeurs de canassons, des castreurs d'étalons, des roule petit, des traîne-le-cul. Impossible d'immatriculer Lova chez eux à cause du pot et Dieu merci. Si j'ai choisi leur pays, c'est à cause du change. Je palpe trois tickets et demi par mois multipliés par quatre, vous voyez le cacheton: dix-huit briques françaises par an. Je compte pas la gratte. Il n'y a pas un nettoyeur de carreaux qui se fait un tel blé à Paname.
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Lova et moi, nous sommes double nationaux. Je possède un bien immobilier en France. C'est mon seul luxe de proprio: un garage à la frontière, côté gabelous en bleu à futal jaspé rouge. C'est ici que Lova dort sagement dans la semaine quand je bosse. Le box, porte blindée anti-feu, je l'ai payé sur cinq ans. J'y ai ma boîte à lettres et ma résidence secondaire. Je suis en règle, je suis chez moi. C'est là que je domicilie les assurances, la carte grise et tout le saint frusquin. Pas besoin de lit, je dors sur les sièges cuir de mon monstre. Rabattus, ils m'offrent trois petits mètres carrés de surface habitable. Un parfum mes amis ! Essence et pleine peau, ça vous draine les poumons. L'hiver, j'utilise la chaleur résiduelle du moteur. L'été, c'est une autre paire de manches, mais j'ai un ventilo à piles, pas question de pomper sur la batterie. De toutes façons, je ne roupille ici que dans le petit bout de nuit qui me reste entre lundi trois quatre heures du mat' et six heures. Là, je reprends le train pour Vevey. J'ai avec moi ma raclette, mes produits détergents, mes éponges, mes peaux de chamois. La plupart du temps, j'astique les vitres de cette grande multinationale qui fabrique le caoua et le lait en poudre, vous savez...Je ne cite pas le nom, ces gens sont si discrets pour des géants.
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J'en viens à mon affaire : Week-end. Comment ça se passe un week-end sauce pétrole ?
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Voilà... Le vendredi, je «bâche» comme disent les Suisses romands, à seize heures. Les Poitevins disent «débaucher». J'aime mieux bâcher, c'est plus clair. J'ai juste un quart d'heure pour sauter dans le rapide vers Genève avec mon barda. Gare Cornavin, bus, tramway, me voici à la frontière.
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- Salut les finances !
- Salut l'artiste !
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Les douaniers, je les connais, ce sont des potes. Ils savent que je trimballe de l'Ajax vitres et des outils. Jamais ils ne me demandent quoi que ce soit. Je pourrais passer de la came ni vu ni connu, mais ce n'est pas mon truc. Moi, ma coco, c'est Blanche-neige ou Blanche Lova si vous préférez. Modèle 88 avec petit spoiler arrière, point final. Dedans, dans le corsage, c'est climatisé. Sous la jupe, c'est Byzance, turbo tubulures, double rampe d'allumage nickel vissée sur le V6. Un trésor acheté neuf, cash et en liquide. Le concessionnaire a tiqué le jour où j'ai apporté mes biffetons.
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Un type osseux foutu comme un Gitan, même en costard noir et chemise lilas, ça reste un Gitan. Et un Gitan qui veut se pastiller du haut de gamme, ça fait désordre.
Mais quand tu ouvres la mallette Samsonite et que tu montres les coupures d'oseille fraîche, le concessionnaire ne fait plus la fine gueule. Entre un chèque en bois tiré par un minable de la banlieue pavillonnaire et vingt-deux briques rangées au carré, il a vite vu où était son intérêt. Pour un peu il m'aurait fait une turlute.
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Il est alors dix-huit heures. Les affamés frontaliers qui bossent à Genève repassent en masse. Je les laisse filer droit vers leur bicoque en préfab' et se plonger les arpions dans leurs charentaises trouées, direct devant la télé. Moutards caca aux fesses, bonne femme à l'haleine cariée en peignoir vulgaire matelassé, la pizza Hutchinson qui décongèle, très peu pour moi. J'attends que la circulation se calme. Dans la semaine, j'ai préparé ma navigation. J'ai le double des cartes routières chez Miss Bochuz.
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Une supposition, j'ai décidé Fréjus avec retour par l'Italie, via le tunnel du Mont-Blanc. Je dispose de cinquante sept heures. Je mange un sandwich maison. J'ai un frigo dans le garage, c'est pratique. Un litre d'Evian, une poignée de raisins secs, des vitamines C, mes capsules de carotène et de myrtille pour la vision nocturne. Café instantané (je l'ai à l'œil dans la boîte où je bosse).
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Il est vingt heures moins deux quand je sors ma passion et que la porte du garage, docilement guidée à la voix se referme. Je dis:
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– Lova s'en va...
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Klang! Verrouillage. Clic! Le harnais. Un coup de pouce sur la mise à zéro du compteur kilométrique. Ma montre sonne les vingt coups, contact, moteur, ça tourne. Je n'ai plus d'âge. Direction l'autoroute. J'enclenche l'anti-radar après le premier péage situé à dix bornes. Cinquième, le turbo, trois mille cinq cents tours au tachy, j'avale la montée du col d'Annecy à 170, consommation calée à quinze litres. Inutile de bouffer plus, ça fait cogner les bielles. L'ordinateur de bord pour ça est précieux. Je mets la sauce après minuit seulement quand l'air est plus frais et que la voie est parfaitement claire.
A Grenoble vers 21h15, je quitte cette putain d'autoroute. Trop de camions. Je file dans les faubourgs et j'attaque la longue montée du Col de Lus la Croix Haute. Deux cent quarante-huit virages. Je me cherche un tortillard en Opel caramel. Je dis caramel exprès car ce sont les pires. Observez bien. Toute guimbarde de cette couleur se traîne lamentablement. Et je te freine dans les courbes et je te colle au cul des caravanes et je te joue à suce croupion.
J'attends que cinq six caramels mous s'agglutinent à la queue leu leu comme des chenilles processionnaires. Seconde du bout des doigts. Raaaan ! Coups de phares en face, comme si je ne les avais pas vus ces cons qui lambinent en sens inverse. J'ai des chevaux, moi. Pas de ces canassons castrés par un pot catalytique suisse. Les bourrins, c'est la sécurité. Une fois seul, j'entame un enchaînement de lacets. Lova adore. Elle me jappe de ces petits feulements de jouisseuse. Je te la baise jusqu'à l'estomac, mais feutré, j'ai un paf chromé comme une bielle de loco. J'attige un peu, bon, mais c'est la sensation que j'ai. Un gros mandrin huilé clair qui s'enfile dans un cylindre bouillant tout doux tout doux jusqu'à la garde. Ah la femelle ! Des fois, j'aimerais être à sa place pour voir ce que ça fait un gros panard de la sorte.
Gauche droite, épingle, négociation, reprise. C'est fou. Le col bascule. Descente en cinquième, deux mille cinq cents tours. J'ai fait rajouter des phares à vapeur de sodium. J'éclaire à cinq cents mètres. Dans les traversées de patelins, je me calme. Soixante comme un malade. Ça serait tellement con de shooter un gamin ou un grand-père. Dès la pancarte de fin de limitation franchie, Lova refait des siennes, insatiable.
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J'arrive à Laragne. J'y ai mes habitudes. Un bistrot super avec une bistrote super.
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– Salut Balzac ! Alors, c'est week-end ?
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Elle me répond avec un accent déjà bien sudiste. Elle prononce «Balzaqueu».
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– Salut mon amour, toujours aussi pimpante, je lui fais.
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Pimpante, ça l'amuse. Ça fait deux ans que je lui sers. La première fois, elle a été chercher le dictionnaire de sa môme. Elle ne connaissait pas le mot. La gamine a lu tout haut au milieu des vieux attablés devant une chopine:
– " Pimpant, ante. V. Elégant, gracieux, fringant. « A son réveil, le maître me trouve pimpante comme une matinée de printemps » (Balzac)" ...
Jamais je n'aurais cru parler comme Balzac. Depuis, j'ai essayé de lire n'importe quoi de Balzac. Je suis tombé à la gare de Cornavin sur le Père Goriot. Je me suis fait chier, j'ai bâché, le bouquin est dans mon galetas. La Miss Bochuz n'en a même pas voulu vu que son époux était instituteur et qu'il avait lu deux mètres soixante-dix de Balzac quand il était jeune. Oui, la bicoque est bourrée de géraniums ET de bouquins, j'avais oublié de le dire. Mais les livres, ça n'empeste pas, ça cale les pots de fleurs et ça pompe l'humidité il paraît. Sauf les La Rochefoucauld reliés cuir vous me direz. Les miens, ceux qui tiennent la porte des vécés, c'est une vraie champignonnière. J'ose même pas les ouvrir.
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Bref, me voilà au Midi chez Josette à Laragne. Je n'ai pas besoin de faire la commande. Elle me fait frire mes deux œufs au plat et m'apporte mon litron de Badoit. Il faut pisser quand on conduit, sinon, ce sont les aisselles qui trinquent et Lova déteste la sueur. Je franchis Serre. La nationale est balisée par des bâtons réflecteurs. J'y vois à plus d'un kilomètre. La première ligne droite après la montagne semble m'attendre. Coup d'œil rapide pour débusquer l'imprévisible, enfoncement du pied, je frise le deux cents dix jusqu'à ce que j'aperçoive le panneau d’Aspres sur Buëch, un nom croûteux comme eczéma. Machine arrière toute, freinage ABS bien axé, traversée à 60 et cap sur Sisteron.
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Je n'aurai aucune attention pour ce Hongrois qui m'a servi un goulasch avarié il y a un an. Une chiasse, mes aïeux jusqu'à Turin ! Par contre, je refais le plein chez Gonzague, le mécano qui m'a dépanné un soir pour cent balles symboliques. Il ne roule toujours pas sur l'or, mais dans la vie, il faut choisir. Ou bien t'es chrétien jusqu'à l'os, ou bien tu fais tenancier de casino à Nice.
Gonzague me reconnaît. Pour lui, je suis Django, le manouche qui sait même pas jouer de la mandoline. A raison de quatre week-ends par an dans le secteur, j'entretiens l'amitié. Cinq minutes multipliées par quatre, ça en fait vingt qui semblent être une éternité. On dirait qu'on se pratique tous les jours. Mais il y a une ombre. Gonzague doit avoir une mauvaise pierre dans son sac comme on dit. Il jaunit comme un coing au fil des saisons. La prochaine fois, peut-être que le garage sera barricadé ou en vente. J'aime pas ça. C'est coton de se refaire des potes de nos jours. Des amitiés qui n'ont pas besoin de se lécher le cul, mais qui fonctionnent au poil sur un mouvement de sourcil ou de moustache.
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A Manosque, je bifurque dans la nuit noire en direction de l'aérodrome de Vinon. C'est là que je vais dormir. Au temps où je ne baisais que des humaines, j'y ai rencontré une pilote de planeur. C'est elle qui m'a fait prendre mon baptême de l'air en tandem. Fallait nous voir nous caresser en l'air, moi à l'avant, une main dans le dos, elle à l'arrière, les doigts dans ma braguette. Elle prétendait piloter en triple commande. Des fois ça tanguait quand elle se gourrait de manche. Bon mais c'est du passé. Avec toutes ces maladies qui courent, je me cantonne dans le pilotage de la Lova, trop heureux de n'avoir rien chopé, casier MST vierge, n'est-ce pas ma poule ? Et c'est pas seulement parce que t'es pas décapotable. Nous deux c'est spécial.
A Vinon donc, je pisse aux étoiles devant le capot. J'ai pas besoin de planquer mon zizi, Lova baisse les yeux instinctivement. Elle repose. J'entends les claquements secs du refroidissement des durites. Moi aussi je vais dormir. Contact. J'abaisse les sièges à commande électrique. J'entrebâille une vitre, je verrouille les portes de l'intérieur. Extinction des feux.
C'est samedi. Je suis réveillé par les stagiaires. Les vélivoles comme on les appelle. Des dingues. J'ai jamais compris pourquoi ils dépensaient tant de fric pour s'envoyer en l'air tout seuls. Un planeur bien roulé coûte quatre fois ma Lova. Mais c'est leurs oignons. Je prends le petit déjeuner avec eux. Ils adorent mon Capriccio corsé, direct du fournisseur. Ils sont pas regardants dans l'internationale vélivole. Je demande toujours des nouvelles de ma marraine de l'air. Elle a changé de secteur. Elle serait instructrice à Carcassonne il paraît. Je me dis qu'il faudra un jour aller traîner par là-bas. Peut-être que j'ai un gosse aux yeux noirs qui aimera faire un tour de Lova.
Douche dans le dortoir du vol à voile. A 9h pétantes, je reprends la route par le «désert». C'est un itinéraire fameux à travers la garrigue, mais je me gaffe, c'est peuplé de sangliers. Soixante bornes sans un patelin. Si, à mi-route, il y a un bistrot pouilleux avec une bistrote pouilleuse qui te regarde comme une folle quand tu demandes une grande Vichy. Sans intérêt ces momies de la soif qui tue.
Des fois, dans ce coin paumé, j'ai la chance de choper au vol un motard qui en veut. Il ne passe pas, le con ! Vous n'avez pas idée de la hargne des motards. Avec ma Lova, ils me prennent pour un vioque genre conservateur des hypothèques. Je leur fais chier du poivre de Cayenne. J'occupe toute la route. Quand ils ont pigé que je scie les virages comme un Nelson piqué, ils sont moins collants, ils balisent les mecs. Faut dire qu'à 180 chrono, ils n'ont pas à se plaindre de l'emmerdeur, d'autant qu'il y a des nids de poule vachards dans le secteur. A cette allure, Lova n'a même pas un hoquet. Elle rase-mottes. Eux, ils risquent de se foutre la colonne vertébrale en Z.
J'ai horreur des motards. Si j'avais pas la cosse, je vous en ferai toute une tartine sur ces branleurs calotins qui se signent les doigts en V quand ils se croisent. Armée de vieux gros gaulois boudinés sur chopper en levrette...Maigrichons acalifourchonnant leur Yamaha' de mes deux dans la position du missionnaire...Vilains rockers de cave, zonards, violeurs de pétrolettes aigrelettes...Tantines à franges de daim montées sur la meule à Bardot Davidson...Pétasses cul mou agrippées au cuir de leur jockey de julot. Et ça s'exprime avec des «j'veux dire» et ça pond des feuilles de chou et ça se rassemble et ça revendique...Oh, j'ai mal quand je pense à cette population bi roues!
Bref, c'est une race que je peux pas piffrer. Ça fait rien, sélection naturelle que je dis. J'en ai vu des tas se viander en solitaire dans mon dos pour avoir cherché à m'entuber. Je suis pas obligé de témoigner dans mon rétroviseur, pas vrai ma Cocotte?
Le mec se plante, roule boule dans une gamelle qui se passe cinquante mètres en amont, t'es pas du coin, y a pas un chat. Je me pose la question:
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– Pourquoi toi, Manolo, t'irais ramasser un gus à qui il reste juste assez de cervelle pour faire frétiller un pied à l'envers?
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De toutes façons, c'est toujours trop tard et même si ça l'était pas, vaut mieux que ton cascadeur en finisse là plutôt qu'en fauteuil roulant à espérer des cacahuètes de la Science. Il faut avoir le courage de le dire. Je sais ce que j'avance à cette heure où j'écris.
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J'atterris sur Saint Maximin. Je reprends l'autoroute. Là, je laisse les minets niçois se faire piéger dans leur Porsche par les perdreaux. Un samedi matin dans les parages, t'as pas intérêt à jouer au plus fin, détecteur de radar ou pas. Car même si t'es averti, tu plonges de toutes façons. J'ai connu ici une Mata Hari qui fricotait avec un gendarme équipé d'une Alpine. Elle m'a raconté. Tu passes le radar. Bon. T'es passé, tu penses à autre chose. L'auto bleue est planquée loin. Elle démarre déjà, warnings allumés, elle monte à cent-quatre-vingts. Tu la doubles plus difficilement que tu croyais, la traitant de pute. Et c'est vrai qu'elle est pute dans un sens.
Elle, l'Alpine, tapine pour le ministre des Armées. Toi, le micheton niçois, elle te prend en chasse, cool, en te laissant trois quatre cents mètres et au péage de Fréjus, tu y as droit. T'es pas d'accord? Tu veux la photo? Les mecs sont d'anciens pilotes du rallye de Monaco. Si ça suffit pas, si t'es Ferrariste, ils ont un hélico basé à Brignoles. Ils patrouillent, repérant les fonceurs. Radar anti-radar ou pas comme j'ai dit, bonsoir ! Je régate pas, moi, avec Superman.
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C'est précisément au-dessus de Fréjus que j'ai rendez-vous chez André. Lui, c'est un ancien mécano d'hélicos militaires justement. Par lui, je pourrais faire sauter les contraventions si j'en avais. Mais j'aime mieux rester vierge de ce côté là aussi. Aux Adrets de l’Esterel, «Dédé» possède un mas foutraque. Tout le contraire de mon galetas où il n'y a rien que le strict nécessaire, une table, deux chaises, un réchaud à gaz, un bouquin de Balzac pour dégommer les moustiques et puis ma sacoche avec les cartes routières.
Chez Dédé, c'est la caverne d'Emmaüs. Un bordel inouï dehors et dedans: souvenirs d'Indochine, de Corée, d'Algérie, de Tahiti, de Valenciennes, des Mannekenpis en tire-bouchon, en lampe à pétrole, en serre-livres, vu que sa bourgeoise est une Belge. Des hélicos partout, maquettes, photos, boîtes à biscuits. Aux chiottes, la pile d'Aviation Magazine depuis 1954 jusqu'en 1976, date à laquelle l'adjudant-chef André Wattignies a été mis à la retraite. Dans la salle à manger, tu bouffes sous un lustre fabriqué dans une turbine de réacteur. J'aime bien, ça me fait penser à turbo.
Quatre fois l'an, nous buvons l'apéro en famille, à cheval sur le petit muret qui sépare les deux cours. La cour des chiens, la cour des bagnoles. Dédé a toujours une paire de fourgonnettes Renault 4 à moitié pourries et une troisième en compote qu'il cannibalise pour faire tenir les deux autres à coups d'autocollants on dirait.
Lova est splendide, une aristocrate dans ce décor de jungle. Une majorette des Indes.
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– Santé, fait-on à la suisse.
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Lui, il boit ses pastis, moi mes Vichy fraise. Il fume des Gitanes, moi des cure-dent. Il est rapidement mûr. Sa femme aussi. Ça biberonne chez les Wattignies. Lily prépare des côtes de bœuf monstrueuses. Ça tête, mais ça bouffe aussi. La belle vie. Quoique...Dédé me ressasse ses souvenirs d'après-guerre et ses aigreurs de militaire viré, de Gaulle qu'a un jour serré la main au sous-bitte pilote et pas à lui, juteux-chef-mécano de la Royale Cambouis...Et il chiale, exhibant ses paumes craquelées et cradingues, ce qui ne lui interdit pas de dire qu'il a les mains propres et d'en appeler à la justice sociale. Lily lui dit de fermer sa gueule et menace de lui sucrer la sieste câline. Ça fait des lustres qu'il conchie le Grand Charles et la manie qu'il avait de serrer la louche aux offitzirs.
Les mômes s'en mêlent, le petit et la grande. Au dessert, je regarde ma montre. – Bon Dieu, faut que je sois à Nice à trois heures que je fais. Ils sont tellement pleins qu'ils se souviennent jamais de ma phrase, toujours la même. De toutes façons, ça les arrange que je me casse. C'est leur heure de pieuter. Par contre, il y en a qu'un qui se la rappelle, ma phrase. C'est le garçon, le puîné aux cheveux blancs, tellement ils sont blonds frite mal cuite. Un jour il m'a balancé la remarque:
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– Manolo, tu l'as déjà dit à Pâques cette phrase-là! T'es un menteur!
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Il s'est pris une beigne par son vieux le moutard. On ne traite pas un ami de menteur. Depuis, il emporte sa tartine de confiture dès que le repas tarde et se taille dans la cour aux chiens. Il sait que je n'aime pas le voir rôder autour de ma Lova avec ses pattes collantes.
La fille, treize quatorze ans comme ça, elle commence à avoir des seins et me lorgne souvent le pantalon. Si je voulais...mais bon. J'ai pas touché une femme depuis quatre ans, ce n'est pas pour recommencer avec une gamine tout juste emplumée.
A trois heures je m'en vais pour de bon. On s'embrasse tous, quatre smacks comme les steaks sur le grill. Je refile un carton de café et des chocolats suisses. Je me gaffe dans les lacets serrés. La route est à peine carrossable. Je fouette. Je me dis que si un jour le maquis brûle dans le secteur, j'ai plus qu'à attendre le Jugement Dernier. Impossible de faire demi-tour sur cinq bornes. Faut voir la merde quand un couillon arrive en face. Je ne sais pas pourquoi je vais toujours me fourrer dans ce guêpier alors que j'ai une Autoroute du Soleil qui me conduit à Nice sans détours. Mais je suis ainsi, j'ai de la fidélité.
A l'embranchement des Adrets, je traverse en direction de Mougins puis d'Opio. Là, il faut encore que je me dévergonde. J'ai rendez-vous avec une danseuse, ma bonne Juju Rapaille. Soixante berges, un cul de trente. Si un jour je re-saute, c'est sans doute avec elle que je ferai un pas de deux. Le Manolo, elle se le goinfrerait bien en douce si son major des Indes décidait de clapoter. Quel salaud ce mec ! Imaginez un grand rougeaud à moustaches chicotin nicotine avec un ventre de pingouin. Jaloux comme un tigre du Bengale. Je ne peux pas faire un compliment à Juju sans qu'il m'envoie une vanne du genre:
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– Les bagnoles ne vous suffisent pas, mailledir ?
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Qu'est-ce que c'est que cette façon de m'appeler Mailledir ? J'ai pas gardé les porcs-épics avec lui dans les souks de Singapour! N'empêche, il faut que je rende visite à ma Juju. Elle embellit à vue d'œil. Des jambes nom de Dieu! La frimousse se fripe, c'est vrai, mais le bas ! On prend le thé. Quand le gros sort une connerie, je lui fais du pied sous la table à ma danseuse. Elle me balance des signaux de morse en retour. Je vous dis, si je voulais !
Après le thé, c'est rituel, on lave la voiture au jet. En douce, parce que les voisins pourraient nous dénoncer. C'est qu'il y a de la sécheresse dans le coin. En Suisse, ça risque rien, mais que voulez-vous, ma Lova n'y a pas droit de cité sans son pol-pot catalytique. Là-bas, remarquez bien, si je me faisais avoir, j'exhiberais ma carte d'identité et mon permis français, domicile la France, mon garage. Mais j'aime mieux pas jouer avec le feu des fois qu'on m'allume. Si on me vire de Suisse, c'est la catastrophe. Je peux dire adieu à Lova, Vienne Salzbourg, Budapest, Bruxelles, Copenhague par les autoroutes allemandes. Madrid quand les temps seront meilleurs.
Mais j'y viens bientôt à l'Espagne. Laissez-moi boucler Fréjus en cinquante sept heures. J'embrasse Juju dans le cou, je serre du bout des doigts la main moite du julot hypertendu et me voilà à Nice. Périphérique et hop, direction Monaco. Je ne traîne jamais à Nice, c'est plein de casseurs, de cascadeurs et de merdes de chiens. La Promenade des Anglais, c'est du décor de cinoche, de la branlette pour rentiers. Derrière le carton pâte, c'est les coulisses et c'est pas jojo.
La Corniche, ça me botte. T'as des vieillards en Rolls qui lambinent. Je me pointe à leur hauteur. Je les regarde se racrapoter dans leur limousine. Une fois j'ai reconnu une chanteuse qui prétend avoir toujours quatorze ans depuis trois décennies. Elle m'a tiré la langue. J'ai appuyé sur le champignon, Lova a mis deux cents mètres dans la vue à cette pétasse. Comment elle s'appelle donc ? Elle est mariée à un ancien chanteur compositeur qui fait toujours la gueule. Et qui se rase pas. Comme l'autre chanteur, le maigre qui avait des poches sous les yeux. Je sais plus leurs noms. Pas d'importance, le fric, passé une certaine dose, ne fait pas le bonheur. Et puis j'écoute pratiquement jamais rien. Télé, connais à peine. Je suis déjà assez emmerdé comme ça avec le poste de Miss Bochuz qui gueule à fond. Un soir, j'ai débranché son câble d'antenne qui passe au ras de ma fenêtre. Silence. Ouf! Il n'y avait plus que le torrent à sectionner. Le lendemain j'ai tout foutu sur le dos de ce sacré corbeau. Elle en a la trouille, elle a marché. Mais j'ai regretté mon geste. Elle aurait bien été capable de me le bousiller en mon absence. C'était pas malin ma feinte.
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On est samedi soir donc, j'ai sept cents bornes au compteur, j'ai bouffé quinze litres, j'attaque Monaco. J'y fais halte parce que là-bas, on a de la considération pour la propriété et les bagnoles. T'as déjà vu un flic monégasque ? C'est immense, ça semble sortir d'une opérette mais ça rigole pas. Le Prince en a mis partout. Généralement je descends dans un chouette hôtel avec un garage qui ferme, parmi les Ferrari, les Lamborghini que j'admire et ces Rolls que je déteste.
Mais là, je fais exception. Je couche chez Laura, une copine femme de chambre. Elle m'installe sur un matelas pneumatique. Elle est lesbienne, on se respecte. Sa petite amie n'est jamais là le week-end, elle retourne chez son mari à Gênes. En principe, on mange un poisson qu'elle chipe aux cuisines et on va au cinéma. Une fois, on est allés au Casino côté machines à sous. J'ai perdu cinquante balles et gagné mille. Je lui ai payé deux montres Swatch. Avec le reste, elle a graissé la patte du portier pour le garage. Sympa la môme. Le dimanche matin, je reste au lit. Elle me monte un «breakfast continental» ou un truc dans ce genre. J'économise le beurre pour graisser les serrures de Lova. Je ne digère pas le beurre. On se sépare à midi et on se dit «à dans trois mois». Elle me rappelle toujours que je lui ai promis de lui faire faire un Genève Copenhague. Rendez-vous à Annemasse un vendredi à six heures je lui dis. Et les mois passent. Elle n'a pas le cran cette gamine. Dans un sens, ça m'arrange bien, dès fois qu'elle ait mal au cœur ou une autre connerie de femme qui met les nerfs en pelote.
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Je reprends l'autoroute vers Vintimille. Pas besoin de bouffer, j'ai encore les œufs, le jambon anglais, le porridge, la saucisse jusque là. Frontière sans problèmes. Dès que je suis en Italie, je branche l'anti-radar. Ça c'est nouveau. Depuis peu, les Ritals se sont mis en tête de limiter à 120. Ma parole, ils veulent s'acheter une conduite! C'est comme si on interdisait à des Strasbourgeois de manger de la choucroute.
Je laisse Gênes sur ma droite. C'est horrible Gênes, ça pue le pétrole lourd et la pauvreté chiante. Je remonte plein nord direction l'aéroport de Turin. Là, j'ai un souvenir épatant. C'est la première fois que j'ai bu du thé glacé. Il faisait une de ces cuites dehors. Pardon, «cuite» c'est vaudois. Ça veut dire canicule. Je me suis arrêté à un bar. J'ai demandé ce qui était le plus frais en ritalo-espagnol. Le type du bar m'a répondu:
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– Thé glacé, chef!
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J'étais comme deux ronds de frites. Un français impeccable. Merveilleuse fraîcheur de ce machin. J'en ai rebu trois. J'en aurais mis dans le réservoir de liquide réfrigérant de ma Lova. J'ai dit, un peu rouleur de mécaniques:
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– Je bosse dans le café en Suisse.
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Je disais ça comme si c'était une référence. La honte! Le gaillard m'a éclaté de rire au nez. Il m'a serré un de ces caouas du tonnerre de Dieu. Jamais j'avais connu pareille émotion. C'était fort, mais délicieux, crémeux, pénétrant. J'ai passé une nuit blanche, mais je n'ai pas regretté. Il s'appelle Ruggiero mon pote, il vient de Pré Saint Didier dans le Val d'Aoste. Il est de service tous les dimanches. Quand je fais le grand chelem, je peux dire adieu au sommeil, mais j'ai pris du bon temps. Après quelques flippers et une bonne lampée d'anecdotes de la route, je reprends le volant. Je ne m'arrête pas l'été s'il n'y a pas de places à l'ombre. Je préfère sauter l'étape parce que les joints de caoutchouc ne résistent pas à la chaleur. Et puis le cuir dérouille sans compter la cuite quand tu te remets aux commandes, cul confiture et tout.
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Je file sur Aoste. En général, j'achète du jambon de Parme sur l'autoroute, sauf si des dingues m'ont un peu excité. Là, je mets la sauce, j'ai une godasse de scaphandrier au pied droit. Mais les Italiens sont sacrément beaux joueurs. Quand un Français les dégomme, ils le saluent. Les Allemands, macache. Ils t'assassinent du regard, surtout si t'as une gueule de manouche, tu vaux pas mieux qu'un Juif pour eux. J'en sais quelque chose, mon arrière-grand-père a fait le Vel'd'Hiv' et il a chuté en se détachant du peloton. L'échappée moche pour dire, sans me vanter.
Vient le bouchon du dimanche soir au tunnel du Mont-Blanc. Y a qu' à attendre. A Chamonix, je laisse refroidir toute la soirée au bord de l'Arve. Par n'importe quel temps, c'est glacial. Je mange un morceau dans le dernier bar ouvert et je marche de nuit. Lova stationne devant la gendarmerie, alarme enclenchée. Souvent, je pousse jusqu'à Argentières à pinces. On y respire au poil. J'ai une super torche électrique, rechargeable sur l'allume-cigare. Un type seul dans le noir, ça fait suspect. Surtout un Gitan. Avec ma pétoche, j'ai l'air d'un bourgeois qui veille au grain. C'est psychologique. J'ai des cousins à Arles que ça fait rigoler. Ils se demandent comment je peux me balader parmi tous ces chalets sans être tenté d'aller escalader un balcon et tirer un petit truc. Je leur dis que mon truc à moi c'est la nature. Qu'est-ce que j'irais m'emmerder à risquer la taule ? J'y tiens à ma virginité.
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Le retour à Annemasse est sans importance. Lova sent l'écurie approcher, elle adore cet instant. Après le péage de Cluses, je lui offre un petit deux cent vingt, juste une minute, montre en main, pour décalaminer la crasse accumulée au bouchon de Courmayeur. Une broquille, pas davantage, on est chez nous.
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Et voilà le travail. Pourquoi j'ai raconté toute cette salade ? Peut-être bien que ça vous intéresse de savoir:
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Je me fais chier à mourir dans cet hôpital Felipe Gonzalez de Madrid. Il est trois heures du matin, je n'ai pas fermé l'œil. J'ai pourtant bouffé que de la soupe aux choux. Ma guibole va mieux, mais à un poil près, il fallait me l'amputer. L'artère a été effleurée, une veine! Le type qui m'a fait ça ne l'a pas volé son enfer. Je roulais à pleine gomme vers Saragosse. Oui j'avais voulu faire du zèle, Genève Saragosse en cinquante sept heures avec à mi-parcours une paella à la clef. Je t'en fous! Le gadjo roulait en sens inverse. J'en croyais pas mes yeux. J'ai vu ses phares grandir grandir et puis à un moment j'ai dit:
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– Manolo...terminus.
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Le fumier. Au dernier instant, j'ai braqué pour limiter la casse. Misère. Ça a pété comme une bombe de billes. Le cul de Lova a accroché. J'ai slalomé comme ça deux cents mètres. L'ABS devait être foutu ou l'essieu tordu, va savoir. Je me suis viandé dans la glissière de gauche puis dans celle de droite. A chaque coup, ma Lova perdait une miche, une tôle. Elle s'effeuillait comme les gros boudins des cabarets nus.
Finalement, c'est moi qui me suis retrouvé à poil. J'avais plus de blouson, mon futal était ouvert de haut en bas. Je ne souffrais pas, mais je croyais entendre du Pedro Soler en attendant les secours. Ils sont venus très vite. Je saignais comme un toro. Leur Samu m'a empaqueté. J'ai dit:
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– Et l'autre ?
– Mata qu'on m'a répondu.
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Encore heureux que ce tordu ne m'ait pas aspergé avec son sang quand il m'a touché. Le chirurgien m'a confié que parvenu au stade terminal du sida, il avait choisi d'en finir sur la route, confession affichée dans la boîte à gants.
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Au moins, je me suis dit, je ne risque rien avec Lova II, ma prochaine. Je la veux noire vernie. Et pour l'inaugurer, je promets un Biarritz avec étape, ravitaillement et tout le cirque à Carcassonne, avec mon instructrice planeur branleuse de manche. Ça me tarabuste. J'ai vachement envie de déhotter dans ce va-et-vient d'infirmières à poil sous la blouse. Ces Espagnoles, c'est tout en bandogène, mais que dalle dans les actes. Elles se font baiser exclusivement par leur hombre, ces moukères. J'en ai rien à battre de leur zizi-pas-touche, car déjà, avoir le tracassin quand on est sous perfusion, c'est un très bon signe clinique, m'a confié le toubib en visite, pas gêné le moins du monde quand il a découvert le drap pour contrôler les plaies:
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– Caramba! Cela prouve, jeune homme, que votre cerveau n'a pas subi de traumatisme. Continuez! Salopez pas trop le linge, c'est tout ce qu'on vous demande.
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J'ai failli crever de rire avec lui, surtout quand il a désigné mes pauvres mains, elles aussi odieusement bandées à mort, tout justes bonnes à crayonner ceci ».
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Manolo Debrouckère, Madrid, 1980
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Belle tranche de vie! :-)
Rédigé par : Elvira | novembre 28, 2005 à 10:54 PM
c'est pour ça que tu donnes des cours d'Espagnol ?
Tu quitte le cadre de la nouvelle tu vas finir par mettre des romans en ligne ? tu mérites nos (L)ovations
(élargir les limites de Lova, ça doit être quelque chose)
Rédigé par : jp | décembre 02, 2005 à 10:39 PM
Quand on a pas le moral et qu'à 4h du matin je tombe par hasard en cherchant le chanteur MANOLO ! et qu'à la place d'une guitare je trouve LOVA !!! c'est un paradoxe, j'ai la même émotion !!! Je relirais cette belle histoire en écoutant MANOLO !! " BRAVO MANOLO "
Rédigé par : Josy | février 24, 2006 à 05:19 AM
A fun day, a fun day!
Rédigé par : air jordans | novembre 17, 2010 à 02:31 AM
Je découvre ce texte le 13 février 2011. Il aurait été écrit il y a 31 ans...
Il est beau, petit frère.
Gitan, tu étais donc gitan...
N'est-ce pas ce que je te disais quand nous étions petits?
Rédigé par : jac | février 13, 2011 à 06:46 PM