-
-
Simon déchira sa copie en lanières, posément, comme pour se punir d'avoir réécrit un article qui ne passerait pas. Il en était à sa cinquième version. Jérôme, son rédacteur en chef, lui avait braillé tour à tour “trop littéraire, trop plat, trop sec, trop baroque”. Il avait maintenant mal à la tête. Sa vision du sujet (qu'il croyait pourtant claire) s'était brouillée à force de ratures, de redites, de paraphrases.
En dépit de l'insatisfaction que lui procurait cet impossible texte qu'il eût naguère “torché” d'un seul jet, Simon ne renonçait pas. Tout n'était pas à jeter. Le titre de l'article était percutant, le chapeau d'introduction ramassé, musclé, limpide. Mais les méandres du développement! Mais la lourdeur des phrases dans lesquelles il perdait ses convictions!
Simon fit pétiller un comprimé dans un verre d'eau tirée au robinet. Il lui trouva une teinte jaunâtre, mais il but d'un trait jusqu'à la lie. Des granules mal dissous lui crissèrent sous la dent. Il était deux heures du matin. Il fit l'effort de se coucher, doutant à la fois que le sommeil ne vienne. Il dormit en pointillé. Des images idiotes, comme celles d'un kaléidoscope, faisaient leur cinéma sur l’écran de ses paupières, émaillées de voix, de mots sans justification: couteau, sophisme œnologique, secteur-clef, vol-au-vent, distance, zapping, autruche-hongruche, Caroline, ordinateur, Damoclès...Surtout Damoclès.
-
En les entendant, il ne savait plus s'il était éveillé ou s'il décryptait le morse que débitaient les tuyaux de chauffage qui ne cessaient de claquer. Il faisait froid. Tout avait dû s'éteindre. Le boucan ! Il lui sembla même qu'une machinerie sourde s'était mise en branle, une machinerie grave actionnant de lourdes pièces mécaniques grassement huilées, pataugeant dans un fluide épais, noir, chargé de cholestérol, de boues, d’oiseaux morts pathétiques.
Il tenta de ramasser ses forces, se dressa en équilibre incertain, fonça vers la salle de bains avec la certitude que tout irait mieux après.
Ah, l'amertume! Les douleurs costales, la raideur cartilagineuse de la glotte, la géométrie anguleuse de la pomme d'Adam qu'il compara à une vertèbre d'agneau ! Il était trois heures trente. Le silence était dense et seulement délayé de courts instants par ce brassage de roues à aubes, d'hélices de navire. Une noctambule fit sonner ses talons aiguilles dans la cour de l'immeuble. Il reconnut le pas pressé et plus assuré que jamais de cette inconnue veilleuse de nuit, danseuse de cabaret péripatéticienne ou infirmière. Savoir ? Elle ne manquait jamais d'interrompre ses rêves à des heures qui n'étaient jamais les mêmes. Alors, pour se rendormir, il brodait, lui inventait des vies turpides. Cette fois-ci, elle semblait même avoir du monde à ses trousses. Ça jacassait sec dans son sillage, des ordres confus claquaient comme des aboiements de militaires.
Il revint à tâtons vers son lit. Sa main rencontra le boîtier de commande à distance de la télévision. Il pressa une touche, au hasard. Sur le canal 7, un texte apparut :
-
“Restez à l'écoute. Les autorités vont diffuser une importante communication à un moment encore indéterminé. Ne sortez pas de chez vous. Il ne s'agit pas d'un exercice de défense fédérale, mais d'un événement d'une exceptionnelle gravité. Gardez votre calme.”
-
Il éteignit le téléviseur, furieux de constater qu'on se jouait de lui. Ce texte, il se surprit à le connaître par cœur sans vraiment l'avoir lu. Il ne put s'empêcher d'évoquer ce formidable canular que l'acteur Orson Welles avait ourdi en pleine nuit sur les ondes d'une radio insomniaque: les Martiens ont débarqué...Une plaisanterie qui avait plongé des millions d'Américains dans le plus beau cauchemar de leur vie paisible. Qu'on déconne à la radio, passait encore, mais qu'on éprouve les nerfs d'un journaliste - par écrit - via le télétexte, Simon ne le supportait pas. D'autant qu'à 8 heures précises, il devrait rendre sa copie -la dernière- qu'il transmettrait par téléfax. Il eut la conviction d'exercer un métier d'une cruauté à nulle autre pareille. Il regretta de n'avoir pas choisi celui de professeur qui l'avait tenté un temps, alors qu'il était étudiant à la faculté de lettres de Lausanne. Le sort des enseignants était enviable. Si parfois ils étaient mal préparés à donner leur cours, ils avaient au moins la ressource de surprendre leur petit monde par un devoir improvisé. Lui, il ne disposait pas de cette parade. Son journal bouclait à midi, son texte devait être approuvé, mis en place deux heures auparavant. On ne pouvait pas remplacer sa défaillance par deux pages d'interrogations écrites.
-
NDR: Abaigre.ch en voudra-t-il à Simon?
-
Et puis Jérôme le virerait. Il faudrait qu'il s'en retourne avec son dossier personnel sous le bras, quémander ailleurs des opportunités de publications au coup par coup, payées chichement ou pas payées du tout. Le métier de journaliste devenait un sacerdoce besogneux. Simon se recoucha. Le réveil matin émettait un halo fluorescent vert. Un point rouge indiquait que la sonnerie était armée. Le chiffre 5.00 palpitait. Dans une heure et demie, la radio cracherait à toute vapeur, la litanie des nouvelles sportives, politiques, météorologiques, culturistes qui le tireraient de sa veille. Car il ne dormirait plus. Sa nuit serait blanche. Il ne disposerait que d’un couple d’heures pour remoudre son article sur la rentrée audiovisuelle: un sujet qui lui tenait à cœur, mais dont il avait toutes les peines à ficeler les articulations, à régler l'humeur, à organiser les effets.
Il reprit mentalement les grandes lignes. Sur l’envers de ses paupières closes encore et encore, la matière défilait comme sur l’écran de son PC. La machinerie faisait le ronron. Il se boucha les oreilles. Les battements mous cessèrent, mais furent aussitôt remplacés par les pulsions de son cœur. Elles prenaient des rythmes cycliques, mais asynchrones. Un, deux, trois, quatre, cinq. La pompe semblait accélérer, frapper fort sur le cinq et puis retapait un, deux, crescendo. Il abandonna. La roue à aube était moins gênante, finalement, elle n'insistait pas sur le fait qu'il était en vie, et que son existence était actionnée par des oreillettes, des ventricules, des soupapes dont le désagrément auditif venait ajouter à son embarras gastrique et psychique.
-
- Je suis fou, peut-être. Fou ou foutu ?...
-
Les mots, curieusement, semblaient avoir la même racine. De fou à foutu, il n'y avait qu'une syllabe d'écart. Il se rassura sur la première question. Avoir conscience d'être cinglé était déjà un pronostic optimiste. Par contre, qui pouvait témoigner des signes qui précèdent la mort certaine? Il n'y avait aucun livre là-dessus, aucune check-list. Qui sait si crever ne commençait pas une acidité stomacale suivie du sentiment d'avoir avalé un boulon ou une vertèbre d'agneau? Qui sait si le prélude de la fin n'était pas ce bruit d'hélice de navire, le son “live” du requiem?
-
-
Simon sortit de son coma comme on émerge d'un accident: cotonneux. Il lui semblait que ses jambes avaient poussé de cinquante centimètres. Il se sentait anormalement grand. Il eut peur d’être devenu un insecte ou un guéridon. En position verticale, la sensation de croissance persista. Il prit garde de ne pas se cogner le front. Il chercha l'interrupteur. Le réveil affichait deux chiffres. Onze ou treize. Il dut se moucher et éponger ses yeux pour lire qu'il était midi. Les volets filtraient la clarté, une clarté de soleil haut. Il jura. Les carottes étaient cuites pour l'article. On avait dû l'appeler au téléphone. Il n'avait rien entendu. Il s'insulta pour avoir perdu les pédales avec autant de légèreté, une légèreté de potache sécheur de cours. Il ouvrit les persiennes, premier geste logique d'homme éveillé, première victoire sur le surréalisme de la situation de laquelle il se sortait tout seul.
La nuit avait cédé à une journée lumineuse, écrasante de soleil, mais frisquette. Une brume s'étalait sur le lac le plus beau du monde, son lac, son Léman, son miroir des Alpes, son havre de paix où rien de triste ni d'irréparable ne se produisait jamais, au point qu'on en avait fait le symbole de la neutralité internationale. L'eau était celle des bons jours, sans rides, filante comme l'huile. Les massifs s'y reflétaient en blocs noirs d'encre de Chine avec une pointe de violet qui en cassait tout l'effet de deuil, celui des mauvais jours, celui de la bise. Simon était à sa contemplation, oublieux, heureux comme avaient pu l'être Jean-Jacques Rousseau, Lamartine et bien d'autres rêveurs de l'immobilité du temps, jouisseurs d'éternités.
Soudain, tout un chaos de stridulations de réacteurs emplit le silence d'un vacarme apocalyptique.
-
- Ils n'auront jamais fini de nous emmerder ceux-là!
-
La remarque était sévère, il en convint. Les avions faisaient partie du paysage, les chevaliers du ciel de la Patrouille Nationale, cochers mythiques de “lampes à souder” de haut luxe, étaient admirés comme des héros de bandes dessinées. Peu importait qu'ils fussent tout de même des semeurs de désolation, puisqu'ils n'étaient que défensifs ici et surtout destinés à cultiver une image pieuse de la neutralité, au fronton de laquelle, en lettres romaines, on aurait pu lire sans penser à mal, “Si vis pacem, para bellum”.
Deux chasseurs rasèrent les toits, fusèrent vers l'azur, puis se séparèrent en décrivant deux larges cercles en spirales concentriques. Simon les suivit jusqu'à perdre vue, comme on dit perdre haleine. Une peur effroyable le reprit. Non pas que le spectacle qui s'offrait désormais à lui fût en soi effrayant, non, il était même plutôt joli dans le tableau idyllique du lac. Ce n'était pas cette peur qui le tenaillait, mais plutôt celle de replonger dans les errances de cette nuit mémorable.
-
Devant, à trois cents mètres peut-être, un bateau de taille insensée semblait figé dans les vapeurs évanescentes. Plus de cygnes ni de canards. De l'eau miroitante et les superstructures bien identifiables d'un porte-avion. Un porte-avions, vous avez bien lu. Coque sombre, pont d'envol décentré, château minuscule, disproportionné, forêt d'antennes, de radars, de missiles pointés. Et en toile de fond, le Château de Chillon et les Dents du Midi.
-
-
Simon referma la fenêtre. Il courut vers le téléphone pour appeler sa rédaction, ses amis, les renseignements. Le combiné resta muet. Il se souvint que la ligne était interrompue depuis la veille, faute d'en avoir payé à temps la redevance. Il était muré. Un porte-avion sur le Léman, la guerre peut-être, une drôle de guerre des nerfs, d'essence virtuelle, inconnue, atypique.
Il sortit. Aucune automobile ne circulait, toutes étaient sagement alignées côté pair sous une pellicule de poussière jaune rouille. Pas un piéton dans la rue, pas un pigeon, pas une merde de chien, rien. Simon était en pyjama et robe de chambre comme il s'était couché. Le café voisin était ouvert. Il tendit l'oreille à l'entrée. On y discutait à mots brefs entrecoupés de soupirs. Il pénétra. Personne ne remarqua sa tenue d'appartement, sa mine de papier mâché, ses cheveux électriques, couchés en épis. Il commanda un double espresso bien serré. Le patron haussa les épaules. On lui servit une tasse vide, un sachet de chicorée soluble et un pot d'eau tempérée.
-
- Austérité !
-
Mais la voix fut couverte par le tonnerre d'un jet. Il comprit “voilà votre thé”, convaincu qu'on se moquait de lui, comme s'il n'avait pas eu son content d'avatars de toutes sortes. Dindon de la farce, il sortit la réplique la plus stupide qui puisse s'imaginer:
-
- Merci pour le porte-avions et le troquet cradingue !
-
L'autre n'entendit rien avec ces réacteurs en folie. Il haussa de nouveau ses épaules affaissées, soulignées en i grec par de larges bretelles à fleurs de pommier, rafistolées de fil blanc. Il lui sembla que sa tension artérielle avait baissé singulièrement. Des mouches brillantes palpitaient dans ses yeux comme les feux follets d'un pétard d'artifice. Une tonalité continue vint envahir son oreille droite déjà malmenée par les tuyères des chasseurs. Un signe évident de syncope imminente. La fatigue... Il versa son eau tiède sur le monticule de granules humides qui souillaient sa tasse culottée. Il s'aperçut qu'on ne lui avait donné ni sucre ni crème. Il fit un geste à l'adresse du bistrotier qui le rembarra d'un revers de main comme s'il eût été étranger ou bien impertinent de perturber ainsi une conversation privée entre indigènes: trois compères, plus le patron, faisaient bloc au bar. Ils faisaient demi-cercle à part même, comme le font les bons piliers de bistrot, bien ici comme chez eux, pour ne pas dire autrement mieux. Ils trustaient la communication autour d'un récepteur radio rose bonbon en forme de sac à main d'enfant. Simon se passa donc de leur aide puisqu'ils étaient occupés et tout à leurs curieuses nouvelles radiophoniques, brouillées dans un crachouillis que couvraient encore des ondulations sonores aux accents aigrelets de moulinette. Qu'on se passionne pour un match de foot passait encore, mais qu'on s'isole dans cette bouillie de mots inintelligibles, Simon ne pouvait l'admettre. Jamais son voisin de bistrotier ne l'avait traité avec autant de désinvolture, voire de mépris. Il est vrai qu'il ne fréquentait guère cette vague brasserie d'habitués, d'ordinaire enfumée, autant de tabac froid que de vapeurs grasses de beurre noir. Il y avait bien deux ans qu'il n'avait pas vraiment séjourné dans ce repaire.
Ce matin cependant, aucune odeur de cuisine ni de cigarillos froids comme à l'accoutumée, du moins comme il s'y serait normalement attendu. Simon s'en fit la remarque en se penchant par dessus le zinc pour pêcher un sachet et un berlingot. Il ne vit que des reliefs de repas spartiate, des boîtes de sardines éventrées, des traces de nouilles bolognaise, des biscuits noirs et un journal plié en quatre. L'un des radiophiles le chopa sur le vif et s'empressa de le désigner à la hargne du chef:
-
- Il est pas d'ici, lui, y cherche quoi là-derrière ?
-
- Le journal, s'il vous plaît.
-
- C'est celui de l'année dernière.
-
- Justement, ça me fera réviser, rétorqua-t-il, bien conscient de son impertinence.
-
- Si ça vous chante, fit le patron, prenez-le, mais je vous avertis, il s'appelle reviens! C'est une relique celui-là. Regardez la date, c'est celle de la veille.
-
Il avait prononcé le mot veille d'une curieuse façon en pointant le menton vers son diplôme de cafetier qui trônait au mur, là où s'alignaient des bouteilles d'ailleurs vides et endeuillées de toiles d'araignées: Suze, whisky, cassis de Dijon, Ferney Branca, Eau de Botot, Elixir des Chartreuses qui faisaient les belles comme les tuyaux d'orgue d'une église de campagne.
-
Et la vacation radiophonique reprit dans un flot de commentaires, inaudibles depuis cette extrémité du bar. Simon avala sa potion tiédasse aux réminiscences de réglisse et entreprit le défrichage du quotidien caduc. On y recrutait à tours de bras sur cinq pages, on y mourait ostensiblement sur deux, on y annonçait des prix fracassants sur toutes. On informait sur la première de couverture, à coups de flashes bien envoyés.
Simon apprit alors qu'un rat avait été surpris dans la cuvette des WC d'un appartement de Vevey, qu'un citadin, bourreau sanguinaire de pigeons ramiers avait été démasqué à Morges, qu'une comédienne fugueuse s'était fait reconnaître par des paysans des Hauts de Montreux. Bien sûr, nul article ne faisait état du mouillage remarquable d'un porte-avions à l'aplomb du Château de Chillon, cette perle du Lac qui, avec son massif en forme de dents, sculpte le génie du site. Il écrivit en marge du journal la première phrase qui lui passa par la tête:
-
- “Damoclès, fais gaffe à ta gueule”. Signé Simon.
-
Il entendait au moins laisser une trace de son passage sur terre, une trace fragile, certes, mais tangible, riche d'implications, un cri pathétique et abscons, un cri d'homme à la mer. Son graffiti charbonné avec une allumette usagée lui valut quatre œillades chargées d'opprobre et, il faut le dire, de commisération.
-
- Vous ne respectez rien, vous les étrangers !
-
- Je vous prie de m'excuser. J'efface si vous voulez...
-
Une jeune fille portant un crêpe de deuil entra et se dirigea vers le bar. Elle se hissa à grands déhanchements souples et posa son séant gracieux sur le faîte du tabouret haut, tournant le dos à notre homme embarrassé. Elle sortit un minuscule casque d'écoute de sa pochette à main, s'en coiffa et fit jouer les poussoirs d'un magnétophone long comme un paquet de cigarettes, rafistolé de sparadraps. Simon se palpa les poches machinalement. Après le sucre, la crème, il ne lui semblait pas décent de demander si par hasard, un paquet de Camel ne resterait pas en stock. Ça ne sentait pas le tabac. De stock il n'y en avait plus, à part des sachets de Chicorée Columbia “grand arôme” et une pile de toasts noirs sous cellophane de marque “Montana”, là, derrière cette muraille zinguée où s'étalait la vaisselle.
Simon appela la demoiselle qui ne réagit pas. Son casque diffusait des bruits de cliquetis syncopés dont on devinait qu'à oreille nue, le rythme en question devait être vacarme. Il lui fit un signe avec le quotidien. Elle perçut le vent et se tourna enfin vers l'importun fripé. Elle condescendit à libérer une oreille de ce que Simon appelait une prothèse. Le regard était neutre quoique interrogateur. Elle dit “je vous écoute”. Simon rapprocha son tabouret. Elle s'efforça imperceptiblement de garder sa distance en effaçant le buste. Visiblement pour elle, ce Don Juan hirsute en robe de chambre devait avoir peu fière haleine.
-
- J'ai besoin de vous parler, fit-il tristement.
-
Devant l'indifférence de la jeune fille, Simon devina qu'elle se méprenait sur ses intentions et lui attribuait l'initiative d'un coup qui était connu. On dit j'ai besoin de vous parler ne serait-ce qu'un instant et on s'incruste, on questionne, on égrène ses étapes gourmandes de la carte du tendre et l'on tente un échange de numéro de téléphone. Classique! Simon n'avait pas l'humeur à la bagatelle après la nuit qu'il venait de passer. Il voulait seulement se rassurer, confronter son espace-temps avec celui de l'autre, comparer ses points de repère, échanger des impressions et en un mot, savoir s'il était passible de l'enfermement ou promis à la relaxe pure et simple pour insomnie involontaire avec bénéfice du doute.
L'instant des premiers cabrages passé, la jeune fille relâcha sa défense. Elle stoppa net le défilement de son lecteur de cassettes, affranchit sa dernière oreille et dit:
-
- Vous n'êtes pas d'ici, vous...
-
L'affirmation surprit Simon qui rajusta le col de sa robe de chambre et en ôta élégamment un mouton de poussières.
-
- J'habite à côté, eut-il la naïveté de répondre.
-
Il n'ajouta pas “et vous?” par peur de rompre une conversation unique à peine esquissée. Parler à autrui était devenu un luxe soudain. Simon rassembla ses esprits:
-
- Voilà, je suis journaliste. Je collabore au Magazine, vous connaissez ?
-
- J'ai eu connu...
-
- Bon. Je sors tout juste de l'hôpital. (Il mentait). Traumatisme crânien suite à un accident d'auto (il désigna son cuir chevelu. Chouette cicatrice en forme de méridien de Greenwich). Mais je vais bien. Mes analyses sont excellentes. Scanner au poil. Je ne vous embête pas? On m'a autorisé à reprendre mon activité. Je suis rentré chez moi, là, à côté. J'ai quand même un peu de peine à remettre les pieds sur terre et justement, je suis en train de rédiger mon premier article sur la rentrée audiovisuelle. Paris, quelle pétaudière sur les chaînes! Les commerciales, celles de service public, la grande question: culture ou fast food, zapping, indices d'écoute. Passionnant, vous êtes d'accord ? Je devais remettre mon article aujourd'hui à huit heures du matin et je me suis endormi. C'est fou, je ne comprends pas.
-
- Mais votre journal ne peut pas paraître...
-
- Si vous croyez que ça dépend seulement de moi! Tenez, il est quelle heure ?
-
- 14 heures au soleil, à peu près, je ne consulte jamais plus de montre...
-
- Ah oui ? Et pourquoi diable ?
-
- Je ne travaille plus, à quoi bon...
-
- Chômage ?
-
- Evidemment non. D'ailleurs, inutile de travailler, il n'y a plus rien à acheter. Je me promène au bord du lac. J'écoute de la musique tant que mon walkman durera, je ne fais rien de spécial. Et puis les journées se terminent tôt avec le couvre-feu. Vivement l'hiver ! On ne regrettera rien au moins.
-
- Vous me semblez bien pessimiste à votre âge.
-
- Vous en avez de bonnes, vous! Montrez-moi dans cette ville une seule personne s'il en reste, qui prenne les choses à la rigolade!
-
- Tout de même, tout de même...Ce foutu porte-avions!
-
- Heureusement qu'il est là celui-ci.
-
- Vous l’avez remarqué aussi ?
-
- Vous plaisantez...Vous savez bien que grâce à lui, nous tenons ferme toute la région. Moi, ça me rassure plutôt. J'ai rencontré un sous-officier d'appontage, un de ces types qui guident les avions en approche. C'est moins chic qu'un pilote, mais on fait avec ce qu’on a. Eh bien cet homme me racontait que l'ennemi n'ose plus bouger le petit doigt dès que nos chasseurs déboulent en rase-mottes sur le plateau.
-
- L’ennemi? Carrément!
-
- Seriez-vous pour ces salauds, dites, eh là, vous me charriez!
-
- Non, continuez, vous me passionnez...Où est la caméra cachée...
-
- Vous me faites parler, hein, c’est bien un truc de journaliste et qui me dit que vous n’avez pas un magnéto dans votre poche revolver? J’allais dire que l’ennemi, trois mois qu'il est stoppé, enterré dans ses tranchées. C'est long, mais j'ai quand même confiance. L'AOR, l'Armée Ouest Romande va nous sortir de ce mauvais pas.
-
En dépit de son ironie, Simon se pétrifiait à l'écoute du récit. Il n'était guère avancé et plus son interlocutrice parlait, moins il était édifié. Tout semblait si normal, si logique, si enfantin. Il s'interdit de penser qu'elle était cinglée: couvre-feu, les tranchées, les troupes, Armée Ouest, ça ne tenait pas debout, mais il avait appris dans son métier à écouter, à noter sans émettre de jugement. Simple hygiène et doigté professionnels. Son regard tomba en arrêt sur une affichette collée sur le sous-verre qui contenait d'ordinaire le diplôme, l'autorisation cantonale d'exercer la charge de débitant de boissons. Le papier disait noir sur blanc cassé:
-
Bons d'armement: moi aussi, j'ai souscrit !
-
Et ce titre coiffait l'image d'une mère de famille fière et forte, charpentée comme une lavandière. Elle semblait avoir été choisie pour son charisme. Il se dégageait de son visage une expression de noblesse. Elle possédait un sens civique hors du commun à n'en pas douter et lui rappelait certaines statues du musée du Kremlin qu’il avait appelées naguère les «Merkourajski».
Simon invita la jeune fille à contempler le parchemin des temps nouveaux (il fallait bien qu'il commençât à s'y faire). Elle sourit et sortit de son sac un récépissé officiel portant la même mention:
“ Moi aussi, Jeanne Maudruz, j'ai souscrit”
-
-
Timidement, il demanda si le message était là depuis longtemps. “Il ne l'avait pas remarqué auparavant”. Elle lui fit valoir que pour un journaliste, il n'était pas bien curieux. Il y avait belle lurette que les autorités d'exception avaient fait la razzia sur les économies privées et que rares étaient ceux des rescapés qui avaient osé ou pu échapper à la collecte. Ce n'était pas un mal, puisqu'il fallait financer la nouvelle donne. D'ailleurs, à quoi aurait-t-il servi d'épargner puisque rien ne pouvait plus s'acquérir. Une auto? Importations suspendues. Il n'y avait plus d'essence et les routes étaient coupées. Un voyage? Pour aller où ? Il n'y avait plus d'avions. Espace aérien interdit. Priorité à la chasse !
-
Simon s'effritait. Il sombra dans une réflexion sur le magazine brillant auquel il collaborait encore hier, aux dernières nouvelles. Comment Jérôme avait-il réagi? Etait-il encore rédacteur en chef seulement? N'était-il pas au front comme tout le monde, chargé du radio-téléphone de campagne ou des chroniques de guerre? Et quel front, où, face à qui, avec quels moyens? Et de quel droit !!! La jeune fille remarqua son trouble et lui conseilla de se reposer de nouveau à l'hôpital, si toutefois il y trouvait de la place, car chaque jour, tout un chacun pouvait se découvrir des séquelles. Là, s'il avait la chance qu'on l'admette, il serait en sécurité.
-
Blême et transpirant, il se laissa couler lentement de son tabouret. Il s'affaissa dans la sciure qui jonchait le sol. On appelle cela un collapsus.
-
- C'est quoi pour un merdier, dites voir, fit l'aubergiste. Foutez-moi ça loin, bleu de bleu, on n'a pas que ça à faire, réduire les timbrés! Sans blagues, par les temps qui courent!
-
Quand Simon rouvrit les yeux, il rencontra le regard attendri de Jeanne. Une femme enfin se donnait la peine de s'intéresser à lui. Elle lui soutenait la nuque d'une main et de l'autre, lui prodiguait sur les joues de petites tapettes agaçantes propres à réveiller un moribond.
-
- Merci Jeanne, merci! fit-il avec fermeté.
-
- Comment savez-vous mon prénom ?
-
- C'était écrit sur votre bon d'armement. “Vous avez souscrit, Jeanne Maudruz” !
-
Il devenait évident que Simon avait recouvré ses esprits endigués par les malentendus dont les conséquences psychiques sont toujours à craindre chez les amnésiques. La syncope fut brève, un petit disjonctage sans conséquences. On lui a fait boire une goutte par charité chrétienne, un vieux réflexe ancestral resurgi du néant par on ne sait quel prodige d'animalité vivace. Une distillation clandestine de derrière les fagots, un raisin d'appellation vinifié au temps d'avant puis travesti en White Spirit 89 comme l'indiquait l'étiquette. Exempt de toute contamination. C'était dire la beauté du cadeau que le bistrotier faisait à cette épave. Car entendons-nous bien, un clodo qui perd la boule n'est déjà plus une cloche ordinaire, mais un ami. L'essentiel est de diagnostiquer à temps. A côté de combien d'amis passons-nous, faute d'avoir su distinguer le bien du mal ! L'amnésie, l'autisme étaient sortis au grand jour, via la télévision et les feuilletons d'autrefois. Tout le monde en savait désormais long sur les maladies mentales. Les temps étaient révolus où les perturbés du ciboulot étaient taxés d'intelligence avec le Malin. Les bobets n’étaient plus des bobets ici, des ciclards, des reuillés ou des dadous, mais des schizos, des psychos, des maniacos, des hyperactifs, bref, des cas aussi impressionnants et respectables que les cardios et les bronchos. C'est Jeanne qui avait suggéré aux autres cette idée généreuse que Simon était sans doute un homme dans la souffrance, seul avec sa pauvre tête pas bien méchante. Aussi, bon bougre malgré les apparences, le patron se fit-il tendre au réveil du convalescent.
-
- Alors comme ça, vous êtes notre voisin. Heureux de l'apprendre, les voisins ne courent plus les rues. Restez avec nous. Excusez pour tout à l'heure, j'ai cru que vous étiez de passage. On voit tellement de choses. Alors je comprends pourquoi vous êtes en robe de chambre. Nous sommes la porte à côté pas vrai? Faut surtout pas se gêner, on sait pas ce que l'avenir nous réserve, vous avez raison. Encore un petit coup de White Spirit?
-
- Hé là, pourquoi du White Spirit ?
-
- Faut qu’on vous dise, monsieur, c’est parce qu’on a peur des contrôles de subsistances. L’alcool n’est pas très bien vu à quelque part, il est requis pour faire marcher les véhicules cantonaux, rapport aux événements. Alors on le déguise dans des bidons pour diluant à peinture. On n’arrête pas de peindre. Le pinceau, ça y va, on n’a que ça à faire. Peindre et pinter, c'est du pareil au même, non?
-
Simon n'en croyait plus ses oreilles, il faisait soudain partie du cercle des initiés. Chacun se présenta:
-
- Charles Jordan, natif de Goumoëns-le-Jux, employé de la voirie. Chômage technique, il n'y a plus rien à nettoyer puisqu'il n'y a presque plus personne qui sâlit.
-
- Carlo Lavazza, natif de Domodossola, salut. Contrôle de L'Habitant. Mêmes remarques. Vous êtes un National, monsieur Simon? Bon.
-
- Jacques Von Allmen, natif de La Chaux de Fonds, agent d'assurances. Milliardaire en ardoises, mais je ne m'en fais pas, les conséquences des événements ne sont pas indemnisables.
-
- Willy Bonvin, natif de Cran-sur-Sierre, cabaretier et ma femme Léa, de Sion. Léa! Arrive voir !
-
Il fit remarquer en aparté qu'elle était en cuisine. Léa apparut dans le café, essuyant ses mains noires sur son tablier culotté de teintures. Une brave bonne femme qui devait avoir dans les quarante-sept ou huit, avec un ventre bien dodu en surplomb, une poitrine sans forme tant elle était ronde et des jambes droites, fortes et veinées. Simon n'était pas spécialement un détailleur de femmes, mais en tirant sur le tablier, elle en avait fait voir plus qu'il n'était nécessaire. Il avait été tout attendri par cette bedaine de bonne vieille maman.
-
- Excusez, fit-elle. Les salsifis...ça tâche, c'est comme le vernis à bois qu'on employait avant, ça ne part plus. Permettez... (Elle tendit l'auriculaire à Simon. Willy lui servit un petit verre). Et la demoiselle, un petit canon ?
-
- Merci, ça va bien. Pour trinquer...D'accord.
-
- Verse donc au Monsieur, Willy.
-
- Non merci, je n'ai pas mangé, j'ai peur d'être patraque.
-
- Et vous ne le disiez pas, malheureux ? Léa, va lui chercher un petit morceau en cuisine.
-
Et Léa s'engouffra dans la cuisine, fit sonner ses casseroles et tinter des couverts. Simon saliva. Elle reparut tenant une assiette chapeautée d'une autre, disposée en couvercle. Elle posa le trésor sur le zinc, sous le nez de l'affamé. Elle découvrit le met fumant d'un beau geste de maître d'hôtel:
-
- Salsifis au raifort à la crème maigre d'estragon pour Monsieur !...
-
Simon goûta.
-
C'était dur à définir, fort et doux à la fois. Il fut tenté d'en faire une purée, à la fourchette. Mais il craignit de froisser les hôtes. Il se souvint qu’en Allemagne, il avait demandé un soir de Saint Sylvestre, qu’on réchauffe une gelée verte où s’étaient figés des gratons de porc qu'on appelle aussi des rillons. Il avait suscité le mépris de la maîtresse de maison. Le légume emplissait sa bouche et la déglutition était difficile. Il dut se rendre à l'évidence, c'était ça ou la syncope.
-
- Fameux !
-
- N'exagérons rien, Monsieur comment déjà ?
-
- Simon. Simon Deblacas, de Genève.
-
- En deux mots de Blacâsse?
-
Il leva le pouce. Ça voulait dire “en un seul mot et même avec un gros accent circonflexe, c'est bon quand même”. On le laissa dévorer. Le cercle était attendri. Jeanne prenait aussi des airs de maman, s'activant à lui dénicher un petit croûton de pain noir aux gratons justement. Ici, on les appelait des grebons.
-
- Là, derrière le bar, fit Willy.
-
Jeanne s'étonna d'y voir les restes de nouilles. Léa précisa qu'il s'agissait d'un essai de salsifis râpés. “Pour changer un peu”, dit-elle, presque honteuse d'avoir mis les petits plats dans les grands:
-
- La sauce, c'est de la betterave mélangée à du pain. C'est original. Willy ne l'a pas terminée.
-
- Ce sera pour les chats.
-
Tout le monde partit à rire.
-
- Pensez donc, Monsieur Simon, il y a longtemps qu'il n'y a plus un chat dans les rues. La viande, c'est introuvable, même auprès des aviateurs. Pas vrai Jeanne? Ils ont juste leur ration et puis là-haut, faut pas perdre le nord ! Faut être câlé.
-
Simon écoutait tous ces dialogues ordinaires en mastiquant des paquets de fibres végétales qui ne passaient pas. Il tendit son gobelet. Tout de même, l'angoisse remontait par l'œsophage. Acide. Quand il fut un peu sustenté, il se décida à poser la question que tout le monde attendait:
-
- Maintenant qu'on se connaît mieux vous et moi, maintenant que vous avez confiance, pouvez-vous me dire ce qui est arrivé?
-
Ahhh...Silences embarrassés. Chacun s'est consulté du regard, semblant jouer à pique nique douille. Jeanne ouvrit le feu. S’il était amnésique, il ne pouvait pas être mauvais de lui construire une nouvelle mémoire. S’il était maniaco-dépressif, c’était jouer à quitte ou double et il ne pouvait guère tomber plus bas. Elle attaqua par une paternelle sentence:
-
- Simon, écoutez bien.
-
La solennité du ton ne sentait pas très bon l'eau vierge de nos lacs, l'air vif de nos montagnes et la flore melliflue de nos belles pâtures toutes de vert vêtues, autant de clichés fédéraux que Simon avait gravés dans sa mémoire d'écolier, l'indestructible. Il se redressa, comme un fusillé en puissance qui guette le petit coup de doigt sur la détente et qui se dit “j’y vais”.
-
- Allez-y, justement, lâchez les fauves enfin nom de Dieu!
-
En fait de salve, il y eut un brouhaha général, puis un passage de Hornet F-18 (Simon l'aurait identifié entre mille) plein pot sur les toits, suivi d'un éclat de rire collectif.
-
- Bravo, fit Willy, vous prenez bien les choses ! Et puisque c'est ainsi, Jeanne, à vous l'honneur.
-
Et Jeanne raconta le calvaire. Un an de guerre déjà. La guerre, oui. La guerre pour un tyranneau de génie qui avait prétendu avoir satellisé une petite charge militaire de type inconnu, en orbite fixe au-dessus du pays. Le plus gros hold-up de l'histoire de l'humanité, organisé de main de maître, préparé d'abord par le déréglage de tous les ordinateurs de la Défense Fédérale, qui affichaient on ne sait plus quel mot, invariablement et refusaient de fonctionner. Quant aux radars, ils repéraient bien un écho suspect dans les coordonnées indiquées par le ou les cinglés, mais c'est tout ce qu'ils savaient faire. Aucun missile ne pouvait intervenir, vu que tous les calculateurs étaient brouillés.
Le pays a appelé Russes et Américains à la rescousse pour qu'ils détruisent la suspicion de bombe géostationnaire avec leurs outils sophistiqués. Avant l'ultimatum.
-
- Car on oublie de vous dire, Simon: nous avions trois jours pour vider tous les coffres. Les banques n'ont pas marché, c'eût été trop dommage de flanquer toute l'économie mondiale par terre. Ce fut la panique. Il y avait des queues et des queues aux guichets, dans les rues. Chacun voulait son argent. Les tout premiers servis s'en sont mis plein les poches, on voyait des obèses aux jambes lourdes courir comme des fourmis. On s'écrasait sur les passages cloutés, les ambulances girouettaient à tue-tête, s'enquillaient les unes dans les autres quand ce n'était pas dans les fourgons de transport de fonds, teigneux comme des chars. Les épiceries furent dévalisées en cinq sec. En deux heures, il ne restait plus rien, comme aujourd'hui. Et toutes les réserves stratégiques domestiques ont fondu comme beurre au soleil. Les banques ont bouclé net. Certaines n'ont pas pu fermer leurs grilles, elles ont été investies au gourdin, à la barre à mine, à la batte de base ball, au club de golf, au cric. Des directeurs, des fondés de pouvoirs ont été roués de coups et jetés en pâture à la foule: flics, repris de justice, syndics, chômeurs, bijoutiers, apprentis, coiffeurs, fonctionnaires faisaient le pied de grue et dès qu'une dépouille giclait par les fenêtres, c'était la curée. On vit des sacs entiers de billets de mille s'éparpiller comme des confettis lors d'une élection présidentielle américaine.
-
Le récit continua.
La situation s'est bloquée. Les alliés ont atermoyé. Ils n'avaient pas de lanceur capable d'être mis en œuvre sur le champ. Et puis ni l'Otan ni le Pacte de Varsovie n'avaient prévu d'intervention conjointe contre un tiers. Ça, c'était une faute professionnelle lourde! Les seuls cosmonautes opérationnels étaient comme par hasard en vacances, qui sur la Mer Noire, qui aux Bermudes ou à Honolulu. Bref, l'ultimatum a expiré. La bombe a sans doute sauté, répandant des radiations que cette ceinture de Van quelque chose dont j'ai oublié le nom n'a pas été capable d'arrêter, amochée comme elle était déjà. Beaucoup de gens sont morts de panique, qui par arrêt du cœur, qui par suicide. Ça a valsé les corbillards, à la suite des fourgons blindés. Nous qui sommes là, nous devons notre chance - si on peut dire - au fait que nous étions tous en voyage. Ce sont des moribonds qui nous ont raconté.
-
- Vous-même, Simon, vous étiez où ?
-
- La question est bonne, j'ignore, mais à vous entendre, je devais être loin, ce qui ne m'explique rien, pardonnez-moi. Pourquoi la guerre, contre qui ?
-
- Contre nous-mêmes.
-
- Vous voulez dire une guerre...
-
- Civile, oui. Une guerre civile en somme.
-
- Mais pourquoi donc? Tout va pour le mieux ici, non?
-
Tout allait...jusqu'au moment où Berne a été accusée d'avoir raté sa mission: empêcher l'explosion tout en refusant de céder au chantage. Les pépettes! Nos politiciens n'étaient guère habitués aux situations difficiles, surtout celles qui exigeaient des décisions immédiates, fulgurantes. Il leur fallait du temps à ces messieurs, des consultations par-ci, des bonnes pesées du pour et du contre par-là, des référendums, des discours, des tâtonnements de l'opinion, des prises de température, des ballons d'essai, des mises à l'étude, des consensus. Alors, le peuple - du moins ce qui en restait- en a eu marre et s'est soulevé contre les autorités. Un putsch si vous voulez. Cette bagarre !
Nous avons perdu. Nos politiciens ont repris du poil de la bête, vous pensez, c'était leur gagne-pain qui était en jeu. Nos insurgés ont reculé, mais ils ont réussi à contrôler notre dernier carré. Toute la région du Lac.
-
- Mais je ne saisis pas, comment pouvait-il y avoir tant de rescapés pour se rebiffer de la sorte et tenir tête aux autres rescapés, je veux dire à ceux de l’autre bord, l'armée loyaliste, si je comprends bien ?
-
- Il n'y avait que des officiers et des sous-officiers en lice. Autant vous dire que la résistance était efficace, terriblement efficace. Embuscades, coups de main de maître, comme dans ce film dont j'ai oublié le nom, il y a tellement longtemps qu'on vit sans cinéma.
-
- Douze salopards...
-
-Juste, douze salopards, avec Dick Mar... quelque chose...
-
- Lee Marvin, James Coburn, Telly Savalas, Charles Bronson, j'en oublie...
-
- Bref, il n'y avait que des durs. Les trois-quarts des citoyens rescapés des neutrons étaient aux abris. C’est là qu’ils ont d'ailleurs bouffé toutes leurs rations de ménage, persuadés que ça ne durerait pas.
-
- Et les pays voisins ?
-
- Bah, y s'en foutent. Y sont dans leur Communauté, heureux comme des coqs en pâte. Et puis les neutrons ou le gaz XY, c’est apparemment propre, on n’a pas exporté de saloperies, alors...on peut crever. Y veulent pas s'ingérer dans nos affaires intérieures, qu’ils disent.
-
- Belle solidarité internationale! Et qu'est-ce qu'on dit à la télévision ?
-
- Il n'y en a plus de télévision.
-
- C'est vrai, j'oubliais...
-
Simon écoutait Jeanne avec une sorte de ferveur. Par sa bouche, il apprenait sa propre histoire. Il avait avalé en bloc une succession de nouvelles inouïes, sans sourciller, admettant les moindres détails comme s'il se fût agi d'une convention tacite entre lui, Jeanne et les autres protagonistes. Mais alors qu'il s'absorbait tout entier dans le récit de la guerre, il se cabra soudain. Son visage changea de couleur, son front rougit, ses narines palpitèrent, ses yeux brillèrent, inondés.
-
- Ecoutez, soyez vraiment chic jusqu'au bout, ne me menez pas en bateau. Hier... non, cette nuit-ci, j'ai entendu un message. Plus exactement j'ai lu un message sur mon écran. Je ne suis pas un Martien tout de même. Je vous jure. Le flash disait ceci, j'en ai retenu les mots à la lettre, à la virgule près:
-
“ Restez à l'écoute. Les autorités vont diffuser une importante communication à un moment encore indéterminé. Ne sortez pas de chez vous. Il ne s'agit pas d'un exercice de défense nationale, mais d'un événement d'une...exceptionnelle gravité. Gardez votre calme ”... Je n'invente pas, vous le savez!
-
Ils eurent pour lui les regards bienveillants et optimistes qu'ont les parents vis-à-vis de leur enfant malade, mais qui n'ont plus guère d'espoir. Ce sentiment déguisé de pitié, Simon le ressentit avec amertume et angoisse. Ne lui cachait-on pas le pire, sous couvert de tendresse, justement? Ils se tournèrent de concert vers Jeanne qui, de toute évidence, s'était acquittée avec éloquence et bonhomie de la tâche d'information. Elle reprit:
-
- Simon, je suis désolée. Je vous supplie de nous croire. Plus rien ne fonctionne. Ce message a été diffusé l'an dernier, la nuit où nous avons été menacés par ce fou à la bombe. Vous ne pouvez pas l'avoir lu, à moins qu'on l'ait enregistré à votre place. Vous avez un magnétoscope ?
-
- Evidemment. Un Akaï, un bon outil qui peut m'enregistrer jusqu'à trente programmes.
-
- Vérifiez. Vous avez sans doute mis en route une cassette qui dormait là. Ce sont des choses qui arrivent. On croit parfois presser la bonne touche et le doigt en presse une autre.
-
Comme preuve de sa bonne foi, Simon invita Jeanne à visiter son appartement. Pour voir. Elle interrogea du regard les autres interlocuteurs. Leur silence valait acceptation. Jeanne n'avait rien à craindre de ce brave type tombé des nues et puis il y avait là des témoins de conséquence, un fonctionnaire, un assureur, deux commerçants. Simon prit congé de ses hôtes et leur signifia tout le plaisir et le réconfort qu'ils avaient su lui procurer dans un moment difficile. Eux, ils souhaitèrent un bon rétablissement et beaucoup de repos. Léa glissa sous le bras de Simon un paquet tiède. Sans doute des salsifis pour qu'il ne manque de rien, du moins dans l'immédiat. Il l'embrassa comme un fils, en appuyant fort son baiser. Elle en fut troublée.
Jeanne semblait moins détendue que la compagnie qui, somme toute, allait retrouver son train-train de guerre habituel. Il y avait de la réticence dans son regard quand elle franchit le seuil du bistrot. Peut-être avait-elle cédé par pitié. L'homme lui faisait un peu peur dans sa simplicité. Il eût été fruste, elle eût, se dit-elle, suivi l'inconnu sans arrière-pensée. Mais Simon avait de l'intelligence et du savoir, de l'éducation aussi. Cette raison là, peut-être à tort, était de nature à l'inquiéter. Qui sait de quoi les intelligences sont capables, quand elles vont au bout de leurs savants calculs? Quand ils sortirent, elle en tenue de ville, lui en pyjama rayé, elle n'eut pas envie de rire. Elle craignait qu'on la reconnaisse bien que la rue fût déserte. Par un paradoxe qui n'appartient qu'aux paradoxes, c'était elle qui se sentait nue, comme la cible d'une étrange machination dont les apparences étaient si normales qu'elles en devenaient effrayantes dans leur normalité. Ils firent un petit bout de chemin. Simon qui venait de s'illustrer à parler ne disait plus mot, ne posait plus une question. Il semblait enfermé dans la coquille rugueuse que formait son visage. Une sorte de masque de cire, mais de vieille cire à épiler dont il se serait fait une figure de proue. Il avait vissé son regard à deux mètres devant lui. Il se raclait la gorge comme à l'orée d'un discours, mais le discours ne venait pas. Jeanne, n'en pouvant plus, faillit parler du temps quand Simon sortit de sa torpeur et lui indiqua l'entrée de son immeuble.
L'appartement, situé au septième étage, n'était que désordre. C'était un logement de célibataire. Jeanne fit de la clarté et ouvrit grand les volets, par besoin d'oxygène et surtout pour chasser cette indicible odeur d'homme seul, faite de chaussettes, - il en traînait partout - de reliefs de repas inachevés, de linges de toilette humides, de poussières soufflées par un ordinateur sous tension. Car Simon avait oublié de le dire, un grand écran cathodique était allumé dans sa chambre. Il y palpitait le mot “Damoclès” en gros caractères gothiques. Le porte-avion était toujours à l’ancre. Entre deux décollages stridulants de chasseurs embarqués, Jeanne crut d'abord discerner le bruit de sa machinerie sourde. Mais elle dut se rendre à une autre évidence. Le bruit n'était autre que celui de l'ordinateur dont le ronronnement grave avait pu faire illusion.
-
- Il est bruyant votre zinzin, dit-elle.
-
- Ce n'est pas un zinzin, mais “Alcofribas”, mon computeur-générateur d'hyperfréquences. Unique dans le pays. Tellement puissant qu'il me sert de radiateur de chauffage. J'éteins si vous voulez...
-
De l'air neuf finit par pénétrer dans la pièce et chassa les lourdes senteurs de nuit blanche qui s'y étaient pesamment installées. Simon ne parut pas s'émouvoir ni de sa fraîcheur ni des légers effluves de kérosène. Il s'était assis sur le rebord de son lit, un curieux lit de dimensions respectables, bien imbriqué dans un coffrage garni de moquette et qui faisait podium. L'air malheureux, semblant avoir oublié les vrais motifs de la contre-visite de Jeanne, il perdait son regard dans le blanc éclatant de la fenêtre ouverte; l'ombre féminine faisait passer parfois comme un nuage sur ses yeux. Un nuage qui ne changeait en rien sa perception de la lumière, ses cils ne battaient même pas. On eût dit, pensa-t-elle avec commisération, un homme à canne blanche, perdu sur le glacier, là-haut, au-dessus du fichu lac de guerre. Sa gueule hâve était tantôt éclaboussée d'incandescences, surexposée, tantôt mangée de noirs profonds, charbonneux.
Jeanne eut encore peur, face à cette photo de mauvais amateur. La braguette sans boutons du pyjama rayé était béante, elle bâillait sur une incertaine toison, tantôt d'or roux, tantôt de filasse brunâtre dans ce jeu d'ombres et de lumières. Une couette à fleurs était en bouchon, froissée, dégonflée à un bout, garnie à l'autre, laide, intouchable, trop intime pour que Jeanne se saisisse d'un coin du piteux tissu et que d'un geste magique qui n'appartient qu'aux femmes, elle en sculpte une couche plane, fraîche et accueillante, familiale, humaine en somme. Elle n'était pas venue pour le ménage, bien que d'instinct, elle éprouvait la tentation innée d'aider cet homme encore jeune et qui l'instant d'avant avait si bien su émouvoir quelques âmes résignées aux pires privations.
Sur le podium, côté mur, deux photos encadrées, celles d'une petite fille et d'un petit garçon souriants, et puis deux minuscules boîtes en forme de cœur, l'une rose, l'autre bleue.
-
- Simon, ce sont vos enfants? S’enquit enfin Jeanne.
-
Il fit signe “oui” de la tête et ce faisant, il serra les genoux avec brusquerie, puis croisa les bras sur son ventre pour finalement piquer du nez et un fard. Mais en dépit de ce retour éphémère de la couleur, ses traits se rembrunirent jusqu'à la crispation.
-
- Simon, parlez-moi, je ne vais pas vous bouffer!
-
Elle avait dit cela avec une fausse note d'audace. Elle n'en menait pas large. Elle se voyait passer à la casserole, tomber sous la patte croche d'un voleur de vertus, d'un vieux divorcé en manque de devoirs, sous la dent longue d'un vampire, pire! sous la langue d'un tamanoir mâle...
Mais Simon n'était pas de cette mythique race de monstre, l'idée du sexe ne semblait pas l'avoir effleuré un instant, malgré ce jeu d'ombres et de lumières dans lequel il eût pu glaner quelque image chinoise, dans le contre-jour des dessous féminins. Ça, il s'en était bien gardé, elle l'avait remarqué après coup. Il se résolut à répondre à la question posée, sans se soucier du reste:
-
- Qu'importe, Jeanne, si ce sont mes enfants ou non, j'ai un sale problème de journaliste, celui que me pose le message sur mon écran de télévision. Allume!
-
Jeanne s'exécuta avec docilité, ne voulant pas savoir, pour l'instant du moins, s'il avait seulement dit “allumez” ou “allume”. Elle pressa une touche sur la commande à distance. L'écran s'illumina et l'on vit bien s'inscrire en grisé le texte incriminé:
-
“Restez à l'écoute. Les autorités vont diffuser une importante communication à un moment encore indéterminé. Ne sortez pas de chez vous. Il ne s'agit pas d'un exercice de défense nationale, mais d'un événement d'une exceptionnelle gravité. Gardez votre calme” !
-
Jeanne lut et relut à haute voix. Sous le récepteur de télévision, un magnétoscope était bel et bien là, mais éteint. Pour ne laisser aucune hypothèse au hasard, elle introduisit l'index avec timidité dans le lecteur de cassettes. Le petit volet noir se laissa soulever sans réticence. Son doigt ne rencontra que du vide. Elle jeta un regard interrogateur vers Simon qui se bidonnait à présent. Ses yeux avaient recouvré de l'éclat:
-
- Vous voyez bien, Jeanne, que nous nageons en plein mystère! Et ce n'est pas un petit doigt dans la fente qui changera quelque chose.
-
- Mais je me souviens de cette phrase! Nous l'avons lue la veille de la déclaration de guerre. J'étais avec mes parents, encore vivants à cette époque. Nous étions à table. Maman servait un potage poireaux pommes de terre. Papa faisait la tête. J'avais démérité pour une amourette qui n'était pas à son goût. J'hésitais entre un homme et une femme, vous comprenez? Nous étions silencieux. On n'entendait que le bruit de la louche et vaguement celui d'une émission de télévision...“Qu'on se le dise!”...Une émission sur la consommation.
-
- Non, trancha Simon. Pas la consommation, le consumérisme. Et c'était l'émission “À vos marques!”...
-
- Comment le savez-vous, si vous ne vous souvenez plus de cet instant?
-
- Parce que l'émission en question, j'y ai collaboré jusqu'à la trente septième, le chiffre de mon âge, alors vous pensez si j'en connais bien le nom. Je peux vous dire que j'avais enquêté ce soir-là sur l'art de bien choisir ses œufs.
-
- Mais c'est bien de cette émission-là qu'il s'agit, Simon, les œufs, oui...Je me souviens d'un type qui comparait des œufs frais et des œufs fatigués...
-
- Le type, ce ne pouvait être que moi, Jeanne.
-
- Je ne me souviens pas de vous.
-
- Vous ne suiviez pas bien?
-
- Pas vraiment, mon pauvre père venait de me dire: “si tu n'es pas bien chez nous, rejoins ta femelle et fous-nous définitivement la paix”. Paix à son âme, oui, le pauvre. A cet instant, alors que je commençais à sangloter, je l'aimais bien mon père, vous savez, la télé a émis un drôle de son strident...
-
- Une hyperfréquence, je connais.
-
- Peu importe le nom. Et puis ce message est apparu. Ça oui, je m'en souviens! Mais il n'était pas écrit dans ce caractère-là. Et il y avait une faute. La dernière phrase disait “gardez votre came”, cela m'avait intriguée. Par contre, sur votre écran, un L a été rajouté, regardez, il est là, plus grand même et en gothique.
-
- Je sais, fit Simon, j'ai eu honte de cette faute aussi. Vous pensez, pour un journaliste, ça la fout mal! Je l'ai bidouillée depuis. L'Organisation me l'a assez reprochée cette coquille. Sa crédibilité risquait d'en prendre un coup. Ça m'a fait perdre soixante millions de dollars. Mais ce n'était qu'un prétexte. Dès le moment où j'ai accepté ce contrat, je savais que je ne toucherais que l'avance, jamais le solde. Ça m'a rendu malade. C'est là que j'ai commencé à aller mal. La tête.
-
- Je ne comprends rien à vos propos, Simon.
-
Alors, par on ne sait quel don d'intuition si commun aux femmes, Jeanne eut le sentiment d'avoir compris avant même d'être en mesure d'expliquer. Elle sentit monter, cette fois, une réelle émotion faite de panique et de colère. On lui aurait à l'instant injecté de l'essence dans les veines qu'elle n'aurait pas subi de morsure plus cuisante que celle qui s'irradiait dans son corps. C'était pire que de l'essence, de l'éther, ça brûlait de froid dans la poitrine, à l'intérieur des cuisses, dans le V du bas-ventre. Etait-ce parce qu'en disant “ça oui, je m'en souviens!”, elle avait, sans avoir vraiment conscience de la gravité de son geste, suivi le câble qui partait de l'ordinateur et filait droit sur une antenne bizarre, orientée vers le relais du Mont Rose?
Etait-ce parce qu'en suivant ce fil, elle avait conjointement lu encore “Damoclès” en lettres gothiques sur l'écran et que Damoclès lui avait rappelé quelque chose de confus, un mythe resurgi de vieux livres d'histoire?
La bombe...géostationnaire... Etait-ce parce que dans ce raccourci de sensations éprouvées à la vitesse de la lumière, elle avait aussi rencontré le regard de Simon, l'autre Simon, celui dont elle n'avait jusqu'alors soupçonné l'existence que par bribes incohérentes qui ne s'emboîtaient pas et qui soudain avaient semblé faire bloc?
Etait-ce enfin parce qu'il avait parlé de cette faute d'orthographe dont il s'était attribué la honte? Jeanne voulut arracher la tresse de câbles électriques. Furieux, hideux, Simon arrêta sa main au vol le long de ce fil d'Ariane gris qui menait au computeur.
-
- Touche pas à ça! Lui claqua-t-il aux oreilles. Ce sont mes oignons. Je t'en supplie!
-
Toujours est-il, qu'oubliant sa condition de femme peu douée pour le combat rapproché, pour le combat à mort, pour la violence des muscles en un mot, Jeanne fondit sur le bonhomme, lui portant en pleines couilles sa chaussure. Un coup qu'elle ne se réservait de porter qu'en pensées ou en paroles fanfaronnes, entre copines, lorsque la conversation était à l'autodéfense. Elle n'attendit pas de cri ni de râle, s'agrippa à la tignasse de Simon et comme son genou était encore haut, elle en fit une enclume où elle lui martela la gueule, à pleine face.
Le type couinait comme une truie saignée, mais n'opposait pas de résistance. A chaque embossage, il ramollissait jusqu'à tendre vers la consistance d'une poupée de chiffon.
-
- Tu es dans le coup, ordure! Complice du tyran à la bombe, intello de mes fesses, bande à Baader, Brigade rouge, anar, gaucho, mercenaire! Tiens pour papa! Tiens pour maman! Tiens pour les autres!
-
Un nom, un prénom, un coup.
-
- Arghhh...oui, oui oui, articulait encore Simon. J'étais dans le coup. J'ai été payé. Mais j'ai honte, j'abjure, j'ai mal...
-
- Je vais te foutre en confiote de groseilles, raclure, assassin de mon père, de ma mère, de tes enfants, de notre pays! Hurla-t-elle encore au malheureux qui demandait grâce sans trop de conviction.
-
Epuisée, Jeanne se laissa choir sur les rotules. L'autre avait basculé sur le podium, il était ratatiné, sinistré. Ses pieds s'agitaient vaguement. Ses mains palpaient la purée du grabuge, puis frémissaient, tournées vers l'extérieur, semblant implorer par effet réflexe, un pardon de pure forme, ad patres. Jeanne eut le dégoût de ce cadavre en germe. Dans un dernier sursaut d'énergie - et peut-être bien de pitié - elle ceintura sa victime, la hissa jusqu'à l'appui de fenêtre, lui ramassa les pattes et la fit valser dans le vide.
Choc sourd de gros tas de farine humide sept étages plus bas, dans le massif de fleurs déjà ordonnancé en sépulture de fortune. Jeanne se pencha avec précautions, afin de donner à sa vision la dimension d'un constat officiel, peut-être historique.
-
- Le Tueur, c’est moi qui l’ai eu !
-
Exit. La fenêtre était béante. Le rideau flottait, un homme manquait au tableau. Ça oui, elle saurait raconter, point par point. Ce qu'elle ne s'expliquait pas, à l'inverse, était le fait que sur le lac, rendu à une paix qui n'était sans doute qu'illusion, un porte-avions manquait aussi. L'engin avait-il levé l'ancre? Un vol de canard, assez semblable à un lasso flottant en lévitation, hésitait à s'abattre sur le miroir où traînaient encore des nappages d'huile irisés de belles couleurs arc-en-ciel. Elle cria au secours, mais nul ne lui répondit for l'écho. On l'a dit, l'immeuble était vide. Exode ou mystification? Le silence était plein, tout juste griffé de lointains grondements de réacteurs. Jeanne se tourna vers l'ordinateur et appuya au hasard sur trois touches du clavier. Sur l'écran, apparut le message
-
“Simon, voulez-vous réellement supprimer le programme Damoclès en cours?”.
-
Et ce fut tout. Elle cliqua sur l’icône OUI. Elle sortit comme elle était entrée, dévala les escaliers, perdit une chaussure rougie, mais se garda de la récupérer. Boiteuse elle était, mais boiteuse libre. La porte d'entrée ne se fit pas prier. Jeanne courut jusqu'à n'y plus tenir et au beau milieu de la chaussée, pissa dans sa culotte. Il lui sembla retrouver un plaisir oublié, enfoui dans les limbes du souvenir enfantin. D'ailleurs, elle s'était persuadée qu'il était quatre heures trente bien sonnées. Nous étions mardi. Demain il n'y aurait pas d'école et ce serait tant mieux. Elle pourrait enfin dormir, dormir, dormir et puis aller chercher papa à la sortie de son travail. A midi pile comme d'habitude.
-
JCP. Saint-Jean-de-Luz, mars 1999
-
J'ai encore du mal à reprendre mon souffle. Comme disent nos amis américains: brillant!
Rédigé par : Elvira | janvier 24, 2006 à 11:10 PM
Merci pour ces minutes de liberté au bureau.
Rédigé par : Joao | janvier 25, 2006 à 11:46 AM
t'as écrit ça un samedi soir ?
1 - Salsifis au raifort à la crème maigre d'estragon ... pourtant c'est bon les salsifis (et il n'y a pas que ça qui tache)
2 - Simon n'était pas de cette mythique race de monstre, l'idée du sexe ne semblait pas l'avoir effleuré un instant (ben voyons)
3 - Charles Jordan - Carlo Lavazza - Jacques Von Allmen - Willy Bonvin - ...
4 - la femme de Damoclès (la dame aux cles) est une fine lame
Rédigé par : jp | janvier 31, 2006 à 09:53 PM
Bravo!bravo! je dis " Monsieur "
Rédigé par : Josy | février 26, 2006 à 05:12 AM