-
Neufcastel, le 1er juin 1999,
-
Mon Cher Abbé,
-
Voilà bien longtemps que je ne vous avais pas écrit et pour cause. J'étais retenu, vous le savez bien, par cette navrante affaire dont le dénouement, Dieu soit loué, est tout à mon honneur et donc au vôtre, puisque vous avez eu la bonté de rester mon ami au plus fort de la tourmente qui soufflait sur le Château. Je vous rends grâce de votre fidélité et de votre foi en ma bonne étoile. Ce fameux dimanche sur lequel une certaine presse s'est épanchée avec complaisance, restera à jamais gravé dans ma mémoire comme cette vilaine cicatrice, ce souvenir d'Afrique Noire qui vous balafre la peau ad vitam aeternam. Pour que tout soit bien clair entre nous, je vous dois ma confession. Voici les faits tels que je les ai reconstitués au fil d'une bien trop longue et douloureuse incarcération préventive.
-
Ce fameux dimanche, donc, j'étais en panne de cotons-tiges et j'en souffrais.
-
-
Oui, pour tout dire, je vouais un culte presque suspect à ce petit objet dont j'avais fait un usage universel, élargissant son champ d'applications à des domaines que le fabricant, avant tout pharmacologue je suppose, n'avait pas même envisagés. Mais moi, je suis inventif. Une goutte d'huile sur les fibres et j'obtenais un graisseur d'une extrême finesse pour les rouages les plus délicats de mon gramophone. Une goutte de détergent et j'avais le nettoyeur le mieux adapté aux anfractuosités les plus secrètes du moteur de ma Panhard. Un objet miracle que cette invention simple composée d'une tige dure et de deux fuseaux de coton façonnables en quenouille, en boule, en tampon, en humidificateur. Et je ne parle pas de l'usage auriculaire pour lequel il est destiné, à condition bien sûr de veiller à sa pureté bactériale, sinon tout serait à recommencer. Justement, mes cotons-tiges de marque Poupex, je les avais choisis pour leur facilité et leur sécurité de distribution. Peut-être les connaissez-vous. Ils se présentent dans un emballage parallélépipédique transparent de bon plastique loyal, collé sur un carton pré perforé. L'empreinte de ce pointillé astucieux me rappelle le dessin de la fermeture éclair. Pour ouvrir, il suffit de tirer sur une languette et l'échancrure ainsi créée permet de saisir chaque tige en son milieu. En manœuvrant fermement mais sans hâte excessive, on puise. La tige s'infléchit et l'on prend. Le coton tige suivant se met en place pour une prochaine prise, ainsi de suite.
J'éprouvais un plaisir presque gourmand à consommer, n'en déplaise à votre sainte horreur du gaspillage. Ce fameux dimanche, donc, j'envoyai ma domestique quérir la pharmacie de service afin de ne pas rester court. J'avais quelque bricolage à effectuer et mon oreille me gênait comme si elle fût gonflée par l'arrivée des pollens de tilleul. J'étais très énervé et le peu d'empressement que montrait Lucile à satisfaire mon attente, confinait à la provocation. A dire vrai, j'étais exaspéré par ses faux-fuyants. Vous la connaissiez, tout était parfois prétexte à dérobade: «mes bas sont filés...ma gaine me serre...j'ai toute la cuisine à récurer et le poulet à faire cuire...» Bref, des prétextes guère amicaux, eu égard – vous le savez bien – aux bienfaits que je dispensais à cette campagnarde sans vraiment compter. Les gages que je lui consentais étaient de substantielles subventions à fonds perdus, destinées à récompenser le don qu'elle me faisait de son industrie et occasionnellement de sa tendresse. Puis-je vous faire un aveu cru, mon Cher Abbé, vous qui en avez entendu de toutes les couleurs en confession, de Dunkerque à Abidjan, si j'ose dire?
-
-
Eh bien sans moi, elle n'eût jamais connu que les rudes étreintes de paysans, de ces accouplements à la sauvette qui aboutissent tristement sur un bidet, de fausses couches en fausses couches. Voilà mon sentiment.
Je l'aimais à ma façon et elle me le rendait bien. Je dois avouer qu'au château, Lucile devenait parfois ma reine quand mon désespoir d'avoir perdu la Comtesse était à son comble. Elle se pliait avec résignation à mes cérémonies commémoratives au cours desquelles je l'habillais en dame de notre monde, lui faisant oublier sa condition. Mais ce dimanche, elle renâclait à me suivre dans mes lubies, allez savoir pourquoi... A force de palabres, elle consentit enfin à prendre l'attelage de service, à condition que je lui prête Métaphore, ma jument préférée. Elle partit après que je lui eus facilité la tâche en téléphonant au poste de gendarmerie où l'on m'indiqua que la pharmacie de garde était celle de Sainte Isidore. Malgré cette précaution, elle gaspilla encore deux heures alors qu'une seule aurait suffi pour parcourir les neuf kilomètres dans les deux sens.
Comme je l'interrogeai sur son emploi du temps, elle me jeta à la figure, avec une insolence dont elle n'était pas coutumière, qu'elle avait dû batailler pour se faire ouvrir l'officine. Le pharmacien Grumiaux, que je connaissais bien hélas pour ses sympathies franc-maçonnes, refusait de travailler pour des cotons tiges, au motif misérable qu'il était de garde au bénéfice exclusif des malades munis d'une ordonnance médicale. Ah que je me félicitai de jouir d'une bonne santé et surtout d'avoir le cœur solide devant tant d'incompréhension! Cette révélation me plongea dans une profonde tristesse. Encore une fois, j'étais victime comme vous de cet ostracisme roturier. Toute vexation, aussi puérile qu'elle fût, était bonne à mon encontre. En somme, la Révolution perdurait et l'on ne pardonnait toujours pas à nos ancêtres martyrs, d'avoir voté contre la mort du Roi.
Enfin, j'avais mes cotons tiges. Mais fut-ce l'émoi dans lequel Lucile s'était plongée avec ce potard, fut-ce finalement la tentation de me punir de l'exercice d'un droit de cuissage que la dissolution des mœurs républicaines avait rendu obsolète, toujours est-il que Lucile déchira la languette de la boîte avec une maladresse que je qualifie encore de criminelle. Elle accrocha ladite boîte au clou que j'avais planté à cette fin dans la salle d'eau. Pire, elle l'enficha mauvaisement comme on avait crucifié Jésus, vous voyez ce que je veux dire. Quand je voulus extraire une tige, tous les bâtonnets ou presque churent à mon grand désespoir dans la cuvette sanitaire. Ma rage fut à son paroxysme, vous vous en doutez, l'Abbé. J'ose même prétendre qu'à la lumière de mon récit, vous m'avez déjà compris. Je vous en sais gré. A ma place, vous eussiez sans doute sanctionné Lucile comme vous aviez sanctionné votre chère Yasmina jadis, voire Lucile elle-même plus récemment.
J'eus la faiblesse de passer l'éponge, mais son accident a fait peser sur moi les plus graves soupçons, moi qui n'ai jamais donné une gifle de ma vie, je vous le jure. Le jury d'assises a retenu un non-lieu et c'est libre que je suis sorti de cet odieux procès auquel nombre de voyeurs haineux, francs-maçons, communistes, progressistes de tout poil s'étaient pressés pour voir rouler ma tête. Le jeune dévoyé de juge d'instruction l'espérait bien aussi et à sa suite, un procureur socialiste. Mais que vouliez-vous qu'ils fissent sans même un commencement de preuve? La police scientifique a du bon : Lucile s'était bien fracassé le crâne toute seule – ce fameux dimanche noir – dans les degrés du pigeonnier qui menaient à sa chambre. C'est ce que confirma le rapport d'autopsie, un document d'une objectivité remarquable. Pour ma part, j'attribue cet accident à une maladresse de femme. Lucile m'avait confié ressentir les premiers symptômes de la ménopause, bouffées de chaleur, irritabilité, angoisses, tremblements. Peut-être a-t-elle été prise de vertige. On ne le saura jamais. Je salue nonobstant ici son courage de m'avoir servi loyalement vingt années durant. Je n'ai certes pas le caractère facile.
-
-
Véronique, ma nouvelle bonne, a le toupet de me le dire. O tempora, ô mores ! Je vais de mieux en mieux, l'Abbé. J'aime cette fraîche effronterie des jeunes filles de notre époque. Elle n'a que vingt-deux ans, la canaille! Mais Dieu que ce plaisir de sexagénaire me coûte cher! Je dois vendre terre après terre pour m'y retrouver, ferme après ferme. Ma Panhard y passera, je le crains, car Véronique conduit admirablement la petite Japonaise que je lui ai consentie. Inutile donc de conserver ma vieille auto. Elle fera le bonheur d'un collectionneur. Je m'épargnerai ainsi un peu de nostalgie, en attendant que mon tour vienne,dans quinze ans, dans trente ans si le Seigneur pourvoit.
-
-
Et puis, modernisme oblige, j'encourage vivement ma nouvelle protégée à bien serrer sa ceinture de sécurité. Elle est un peu fofolle au volant. Touchons du bois. Je ne puis tout de même pas me permettre un troisième accident: la Comtesse, Lucile, Véronique, nul ne me le pardonnerait, avec ou sans preuves. J'ai recouvré ma sérénité. Ma petite Véronique vient enfin d'accepter d'enfiler le bustier, la robe et les bas de feue la Comtesse, au matin de certains dimanches où rien ne semble impossible à l'homme vieillissant que je suis. Elle me vient ainsi servir le petit déjeuner au lit. Nous prolongeons ce moment délicieux de mille jeux que je vous fais la grâce de ne pas décrire par le menu. Sans vous offenser, vous en savez plus que moi sur ce chapitre. Toutefois, elle se refuse encore à ce que (souvenez-vous-en aussi) nous appelions l'acte de contrition, mais je ne doute pas cependant qu'elle accepte un jour de se livrer au fouet qui n'est guère qu'un petit martinet de pacotille. C'est d'ailleurs le vôtre. Vous l'avez soi-disant oublié lors de votre dernière visite. Sans doute aviez-vous le souci de chasser de votre esprit la zébrure que vous aviez signé sur le postérieur «d'albâtre» (le mot est de vous) de cette pauvre Lucile.
-
J'ai grand hâte de vous faire connaître ma nouvelle passion. Le Château vous est ouvert comme toujours et si je ne craignais pas d'encore vous offenser, je vous dirais qu'il me serait doux de vous faire partager «l'amitié» de Véronique à laquelle j'ai déjà confié l'existence de votre balafre. Vous la lui montrerez, n'est-ce pas? Nous vous attendons.
-
Mon Cher Abbé, je vous tire ma révérence en espérant que de votre côté, les querelles que vous cherche la Papauté n'auront d'autres conséquences que les miennes et qu'elles seront reléguées au rang des péripéties dont la vie nous gratifie parfois bien injustement. «Muitos abraços» comme nous nous disions jadis en Guinée Bissau et que vous partiez sur le fleuve donner la Communion dans quelque village isolé. Je ne savais jamais si je vous reverrais. Je craignais pour votre vie, mais ces embrassades me servaient de talisman, car je n'ai qu'un seul ami, vous. Il faut croire que mes incantations ont réussi. Vous voilà bien là et bien solide, si j'en juge par les dernières photos de vous que j'ai eu le plaisir de découvrir dans la presse illustrée hebdomadaire. J'ai éprouvé une grande fierté à les montrer à Véronique. De ce fait, elle ne sera pas surprise en vous voyant.
-
Votre fidèle,
-
Saint-Leu
-
c'est un peu facile de supprimer Lucile comme ça
elle aurait pu se perforer l'intestin en avalant un coton tige qui se serait glissé malencontreusement dans une paille
dans le tiroir de la cuisine
en buvant un soda glacé
Rédigé par : jp | juin 09, 2008 à 10:37 PM
que fais tu ?
pas de nouvelles
Rédigé par : jp | juillet 09, 2008 à 10:35 PM