Dimanche 17 avril 2011, Ravine-des-Cabris, Réunion
Toute la nuit la pluie est tombée en rafales. Impossible de dormir. A chaque coin de fenêtre, l’eau giclait en minces filets et tombait sur le parquet. Plusieurs fois ici et là, il m’a fallu éponger, installer des cuvettes aux endroits stratégiques pour éviter une inondation. La Réunion détient le record du monde de pluie tombée en 24 heures. Ca nous fait une belle jambe.
Légère accalmie vers 7 heures. L’orage semble s’éloigner. Guylène tient absolument à se rendre à la messe des Rameaux. Moi, je préfère m’attarder sur un grand bol de café et beurrer mes tartines en bâillant. Par acquis de conscience, je vais aux nouvelles dans la cour. Surprise : l’eau affleure le niveau de la terrasse et la voiture semble isolée au milieu d’une mare de boue. Comment peut-on avoir envie de sortir par un temps pareil ?
Guylène n’a rien oublié de son équipement de circonstance : bottes de son frère pour atteindre sans encombre le 4X4, parapluie amputé de trois baleines, imperméable de son mari. En marche arrière le véhicule patine à peine, s’extirpe sans difficulté majeure de la gadoue, puis s’élance dans la petite montée. Maintenant il roule au pas dans l’énorme flaque à l’extrémité du chemin.
La rue est jonchée de branches, de pierres et de détritus, transportés par les véritables torrents qui descendent vers la vallée.
La conductrice aperçoit Milienne, une vieille voisine, en difficulté avec son parapluie déchiré et des paquets encombrants. Guylène s’arrête et lui propose l’hospitalité. Mais la pauvre dame a toutes les peines du monde pour atteindre le haut marchepied de la Toyota et hisser son chargement. Afin de faciliter son entrée dans une voiture, à vrai dire assez peu étudiée pour les grands-mères, elle confie au chauffeur un mini fauteuil de pique-nique et son parapluie tordu. L’opération prenant plus de temps que prévu, les gestes de part et d’autre sont précipités et maladroits. Un cri. Milienne se tient le visage. Elle vient de recevoir un coup de tabouret sur la pommette. Elle hurle en créole : « Mon cannett’ de zieux ! Aïe, aïe, aïe ! Mon cannett’ de zieux !...(*) » Mais déjà, des automobilistes s’impatientent, klaxonnent et houspillent par gestes vifs les fauteurs de trouble. Guylène démarre.
Soudain, un embouteillage. Quelques voitures font demi-tour. Le radier est en cru ! Le phénomène est pourtant connu à la Réunion lors des fortes pluies, mais on l’oublie à chaque fois, surtout un dimanche, quand on est pressé d’aller acheter ses petits croissants. Malheureusement, les commerces se situent derrière le torrent. Aucun véhicule ne passe. « Mon Dieu Seigneur ! soupire Milienne, un mouchoir appuyé sur l’œil, comment mi sa va la messe Saint-Philippe ? Et le club Troisième Âge, où sa li lé ? »(*)
Sans avertir la conductrice, elle retire ses chaussures, descend de l’auto, abandonne ses affaires sur le siège arrière et tente de traverser à gué. Très vite, elle se rend compte du danger et, eau jusqu’aux genoux, elle reste là, pétrifiée, les yeux hagards, marmonnant des paroles de détresse.
Un 4X4 passe. Encouragée par cette décision, Guylène en fait de même, confiante dans la hauteur du châssis. Elle roule à vitesse constante pour ne pas caler. La voilà de l’autre côté de la rivière, puis elle s’arrête. Elle met ses mains en porte voix pour connaître les intentions de sa passagère. Celle-ci gesticule de plus belle et demande de l’aide. Guylène décide donc de venir la rechercher. Au fait, la dame lui a laissé son sac et son fauteuil. Opération réussie. Milienne remonte à bord. C’est là qu’intervient Marie-France, une autre voisine. Voyant que la Toyota a réussi une fois la traversée, elle ouvre la portière et s’installe. Elle voudrait acheter des makatias(*) chez le boulanger, de « l’autre côté de l’eau »…Juste deux makatias pour ses petits enfants. « Oui, mais, lui répond la bienfaitrice motorisée, mi vé pas fér le navett’, mi sa va la mess’ !... Si mi gagn’ pas passer, comment mi fé ? » (*) Guylène vient donc de donner clairement les limites de sa générosité. Dépitée, Marie-France descend. Elle attendra que le niveau d’eau baisse, ou bien elle ira acheter ses petits pains à la nage.
La voiture passe. Toutefois avec un peu plus de difficulté car la pluie recommence à tomber.
Le docteur Maillot tente une sortie. Une rivière brunâtre coule devant sa porte. Il a les yeux exorbités des mauvais jours. Milienne, au courant de tout, confirme : « Oui, Albertine lé morte. Il gagn’ pas signer certificat décès, à c’ t’ heure ! (*)»
Puis elle demande à rendre visite à Miola, avec qui elle devait partir en bus. Encore une fois elle laisse son bien dans le véhicule. Elle tambourine à la porte. Appelle. Pas de réponse. Puis disparaît derrière la maison.
Avec tout ça, Guylène n’est pas en avance. Elle a perdu beaucoup de temps, ce matin. Au bout de cinq longues minutes, Milienne revient. Sa sortie « Messe des Rameaux et pique-nique » avec les copines est annulée.
Finalement elle décide d’accompagner son chauffeur à l’office local.
Cet évènement semble avoir perturbé la vieille qui, pendant les silences, parle à voix haute et commente les péripéties de ce dimanche plein de surprises.
Au retour, l’eau ne coule que très peu, mais sur son passage, la route est défoncée.
Devant la boulangerie, une file d’attente s’étire et déborde sur le trottoir.
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Mon cannett’ de zieux : mon œil
Comment mi sa va la mess’ Saint-Philippe ? : Comment je peux aller à la messe de Saint-Philippe ? (40 km de Saint-Pierre)
Où sa li lé ?: Où est-ce ?
Makatias : petits pains ronds
JAC, le 16 juillet 2011
Tu me fais penser à Maupassant, dans ses nouvelles de vot'pays, là-bas, quand les commères bravaient les crues de la Seine.
Rédigé par : Phil' | juillet 19, 2011 à 01:58 AM