Il y avait ce jour-là au palais du Grand Vizir, des milliers d’invités venus de toutes les provinces du royaume.
L’événement était rare. Depuis plusieurs années en effet, le Grand Serviteur n’apparaissait plus en public, préférant rester des journées entières dans sa chambre à méditer ou à écrire des poèmes. Chacun s’attendait à vivre un moment d’une importance considérable. On murmurait en coulisses, qu’au cours de cette réception grandiose, le Vénéré Maître allait prendre une décision cruciale pour la destinée du pays.
Des domestiques circulaient de table en table, portant des plateaux chargés de pigeons farcis, de chevreuils en sauce, et de paons rôtis dont on avait pris soin de conserver les queues resplendissantes. Les convives mangeaient avec avidité au son des harpes et des mandolines. Les plats embaumaient les plus rares épices. De temps en temps, des laquais proposaient de l’eau parfumée pour le lavage des mains, tandis que des jeunes filles récupéraient les restes pour pouvoir les distribuer aux pauvres.
Tous profitaient de l’instant, peu pressés d’entendre à la fin du banquet l’annonce d’éventuels bouleversements fâcheux dans un futur qu‘ils redoutaient.
Seul le vizir semblait songeur. Aucun mets ne lui plaisait. Il suivait à peine les pastourelles gracieuses des bayadères au ventre nu, restait indifférent aux acrobaties les plus spectaculaires des funambules, insensible aux mélodies pourtant charmantes des meilleurs troubadours.
Le festin ne pouvait s’achever sans un dessert étonnant.
On réclama le silence. Dix serviteurs apparurent, porteurs d’une gigantesque pièce montée composée de loukoums, de cornes de gazelles et de baklavas aux pétales de roses.
A la vue de cet incroyable échafaudage de friandises qui touchait presque le plafond, les cris de joie fusèrent d‘un bout à l‘autre de la salle.
Mais, soudain, avant même la distribution des parts, le Grand Maître se leva. Le moment fatidique était venu. Il fallait voir la stupeur dans les yeux des invités.
Il avait décidé de passer aux choses sérieuses à l’instant où personne ne s’y attendait.
Alors, il prit la parole :
-Que les cinquante poètes au service du pays se rassemblent devant moi. Je veux, en ce jour béni, entendre chacun d’entre vous déclamer le plus mauvais poème de sa création. Faites bien attention ! Si vos strophes présentent la moindre qualité, la moindre rime riche, l’auteur sera éliminé et devra aussitôt remettre sa fortune aux pieds du second. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que l’on ait trouvé le plus médiocre de la liste. Les temps sont durs, le royaume se ruine à entretenir cinquante versificateurs qui ne sont d‘aucune utilité. Autant ne conserver qu’un seul barde, qui devra se contenter du capital des 49 autres. Que l’audition commence !
Dans un silence glacial, les chantres de la belle langue se rassemblèrent devant l’Illustre Seigneur. Comme aucun d’eux n’avait envie de commencer, ils se poussaient, se cachaient les uns derrière les autres, offrant involontairement à l’assistance un spectacle comique.
Devant cette pagaille ridicule, le souverain désigna un enfant pour qu’il choisisse lui-même le premier participant.
Celui-ci s’avança, le visage contracté par l’effort et la peur, puis commença à déclamer ses vers :
« Ô, toi, Grand Vizir adulé… »
Là, il s’arrêta, en proie à une angoisse extrême, cherchant désespérément des mots incongrus, des rimes disgracieuses, puis continua :
« …des foules, des femmes et des blés… »
-Eliminé ! Lança le maître. L’association « Foules/femmes » est beaucoup trop jolie. Au suivant !
Le poète dut abandonner 500 pièces d’or aux pieds du prochain orateur et, la tête basse, il quitta la salle.
Le deuxième eut à peine le temps d‘articuler une demie strophe sur la mer, les caravelles, pleines de « bruits doux dans les voiles ». Mais, tout comme son prédécesseur, il dut subir un cinglant « Eliminé ! »
Le troisième se mit en place. Malgré les mille piastres qui gonflaient désormais son escarcelle, il s’essuyait le front où perlaient de grosses gouttes de sueur. Il tremblait de tous ses membres. Avec une voix de fausset, il entonna timidement une ode mélancolique à la gloire du prince. « Assez ! », hurla son Altesse qui le congédia sur le champ.
Pendant une heure on entendit presque toute la réserve de poètes dont disposait le royaume.
Le numéro vingt se lança dans une longue tirade sur la vie amoureuse des crapauds, mais dut renoncer à poursuivre car l’image burlesque du batracien jaloux épiant les agissements coupables de sa belle, avait trop amusé les spectateurs pour être retenue.
Le cinquantième, sûr de sa victoire, se présenta pour l’honneur. Il calculait déjà le nombre de pièces d’or et de diamants que ses adversaires venaient de lui remettre. Sa prestation fut tout aussi lamentable que celles des autres. Il fit une synthèse « réussie » des plus vilaines rimes inventées depuis le début de l’audition par ses devanciers.
Le vainqueur sourit à la foule et salua très respectueusement le Juge Suprême.
Le peuple commençait à scander le nom du champion, quand le Guide Sacré fit taire tout le monde.
L’auditoire retint son souffle. Le Serviteur Adoré se concentrait avant d’annoncer une décision de la plus haute importance. Décidément, il n’avait pas fini d’étonner son peuple.
-A nous deux ! Je n’accepte pas cette situation…
A ces mots terribles, le gagnant de l’épreuve laissa tomber sa besace. Cette déclaration l’avait anéanti.
-A nous deux ! A mon tour de réciter ce que je viens de composer…Nous verrons qui est le plus mauvais trouvère du royaume…
Les convives ne purent réprimer un formidable « Ô ! » d’épouvante.
Le Divin Rajah s’approcha doucement du dernier orateur. Puis, il s’élança dans un discours mal assuré mais riche d‘émotions subtiles. Avant la fin de son poème, à l’énorme stupéfaction de ses gardes et de ses ministres, il s’agenouilla devant l’unique poète du pays et, tête baissée en signe de soumission, il déposa sa couronne aux pieds de son rival.
Le lendemain matin, par petits groupes, beaucoup de curieux se rendaient tout en bas de la colline du château.
Le prince de la veille gisait, les membres disloqués, au fond d’un ravin.
Et personne ne semblait vraiment étonné.
JAC, le 24 avril 2012
Les commentaires récents