Prisonnier depuis plusieurs mois dans une sorte de chambre d‘hôtel dont on aurait vidé les meubles, mon univers se réduit à une fenêtre toujours fermée, une maigre paillasse, une porte, une cuvette, un seau de nuit et quatre murs nus.
J’ignore dans quel quartier de la ville on m’a amené. Très peu de passage dans la rue, une voiture ou deux le matin, une carriole tirée par un cheval en fin d‘après-midi, c’est tout.
Toute la journée, la pièce contiguë résonne de conversations bruyantes. Par la porte entrebâillée, je vois des soldats jouer aux cartes ou aux dames. De temps en temps, un homme vérifie ce que je suis en train de faire. Le plus souvent j’écris des notes sur un carnet ou je dessine les paysages de mon enfance. Un autre gardien vient régulièrement contrôler les lieux et en particulier, inspecter la fenêtre, le point faible sans doute du dispositif mis en place pour ma captivité.
Il y a trois semaines en effet, lorsqu’il a ouvert les battants, puis les volets pour en tester la résistance, j’ai tout de suite vu que le bois était fragile. Autre élément capital : j’ai constaté en même temps que nous étions au premier étage. A la moindre occasion favorable, c’est donc par cette ouverture que je pourrai m’échapper. Avec la pratique du judo et du parachutisme, je me sens capable de sauter d’une hauteur de quatre mètres, sans me briser une jambe.
Plusieurs fois par jour, on m’appelle pour l’interrogatoire. Un garde me conduit quelque part au sous-sol, à travers des corridors sombres et des escaliers de pierres.
Là, des hommes au turban noir et blanc me posent des questions, toujours les mêmes, mais en désordre. Ma date de naissance, celle de mes parents, le nom de mes amis dans le pays, les langues que j’ai étudiées, les endroits exacts où je me suis déjà rendu au Moyen-Orient. Certains parlent français, d’autres s’expriment en anglais.
On m’apporte à manger le midi et le soir, une soupe de légumes, une galette de pain, une carafe d’eau.
Jusqu‘à ces jours derniers, le ton restait courtois, amical presque, mais hier matin un nouvel inquisiteur aux petits yeux de fouine, m’a tiré les cheveux et décoché deux coups de poings en plein visage en me hurlant :
-Je sais que tu parles hébreu ! Je sais que tu es agent israélien…Si on arrive à prouver que tu es un espion du Mossad, tu ne sortiras pas vivant d’ici.
Dès cet instant, j’ai su que le vent avait tourné. Je dois me préparer au pire.
Quel évènement politique dans le monde ou dans la région, a pu soudainement provoquer chez mes geôliers une telle violence à mon égard ?
Ensuite, on m’a reconduit dans ma cellule. Pendant mon absence, on y avait installé un lit confortable.
-Pas pour toi, dit le garde, c’est pour l’autre.
-L’autre ? Quel autre ?
Avant la tombée de la nuit, une sentinelle est entrée, Kalachnikov en bandoulière. Sans un mot, l’homme s’est allongé sur sa couche, puis s’est curé les dents avec un bâtonnet d’acacia.
Ce matin, dès le lever du jour, mon compagnon taciturne m’a foudroyé du regard, tout en se passant le tranchant de la main en travers de la gorge.
A l’instant où il a accompli ce geste immonde, une sensation atroce m’a transpercé, un spasme d’épouvante, l’image glaciale, lucide de mon corps sans vie baignant dans une mare de sang.
Ma décision est prise. Il faut prendre la fuite.
Aujourd’hui même.
La colère d’un des chefs, les coups qu’il m’a portés, la présence de ce personnage dans la pièce, beaucoup d’éléments concordent. Mon instinct de survie est en éveil : je suis condamné à mort.
A midi, on a apporté à mon garde un énorme plateau contenant du taboulé, des aubergines farcies, des brochettes fumantes, des figues et des dattes.
Pour la première fois depuis mon arrestation, je n’ai eu droit à aucun repas. Encore un signe qui ne trompe pas sur le sort que me réservent les autorités.
Assis en tailleur sur son lit, le type a mangé goulûment sans faire de pause. A la fin du repas, il s’est amusé à pointer sa mitraillette dans ma direction, en me narguant de son œil cruel.
Peu de temps après, il a commencé à bâiller. En quelques secondes il s’est endormi.
Maintenant, ça y est, le moment est venu.
Je me lève doucement, puis reste immobile, sans le moindre bruit, attentif à la respiration du gardien.
Les souliers à la main, le cœur battant, centimètre par centimètre, j’entame alors la longue traversée de la salle. A mi parcours, il faut contourner un espace où le plancher craque. Je tends l’oreille. Tout semble calme. Le type ronfle. Au loin, un chien aboie.
Le plus dur reste à faire. Ouvrir cette fenêtre, mon obsession depuis des jours. J’ai la peur au ventre. La gorge nouée.
La crémone cède facilement sous le mouvement de torsion que je lui impose. Au même instant, dans la pièce d’à côté, des pas résonnent. Ils semblent se rapprocher de la porte…
Sans perdre une seconde, je pousse les volets qui cèdent sans résistance. Un réflexe de bête traquée.
Enjamber le rebord. Sauter dans le vide.
Un étage. La chute est interminable…
-Coupez ! hurle le metteur en scène, c’est bien, les enfants. C’est bien, mais recommencez. Vous savez pourquoi ? Au moment du travelling, Ben a les yeux ouverts…Or il est censé dormir. Soyez concentrés, les gars ! Ben, c’est la dernière observation…
Je m’extirpe laborieusement de l’épais tapis de mousse mis en place pour les besoins du film. L’atterrissage a été violent ce soir, car je me suis cogné la tête sur le genou.
Pour la sixième fois de l’après-midi, il faut donc reprendre la scène et retrouver la position initiale.
-Fais gaffe, Ben, déclarai-je un peu fâché. Avec tes conneries, on y sera encore demain matin.
-T’inquiète. Elle va t’attendre, ta poupée Barbie…T’es bien pressé, aujourd’hui.
Pas le temps de répondre. Une voix de crécelle annonce « Moteur !». Le chef-opérateur déclare : « Ca tourne. »
Vite, je me recompose le visage de circonstance. Ne pas perdre de vue que l’on s’apprête à m’égorger et que je suis en territoire hostile.
Le clapman lance d’un air blasé « Prisonnier 51, plan chambre-évasion, 6. »
Et puis, de nouveau, j’avance sur la pointe des pieds. Au moment le plus inattendu, le parquet se met à grincer affreusement. J’ai complètement oublié de passer à côté de la zone délicate. Ben glousse de rire. Je me mords les lèvres pour ne pas en faire autant. Comment résister au spectacle comique de sa mitraillette qui tremblote ?
La fenêtre s’ouvre sans difficulté, mais sur le rebord, un imbécile a laissé une bouteille de bière.
Vraiment, cette fois-ci, la scène me paraît plutôt ratée. Je sens que le patron va rajouter une prise.
Comme prévu je pousse les volets, mais sans conviction et m’élance dans le vide.
Mais au lieu de m’affaler sur le matelas de mousse, mes pieds heurtent violemment les pavés de la cour.
Où suis-je ?
Les projecteurs, les accessoires ont disparu !
L’équipe ! Où est l’équipe ? Le cameraman, les machinistes ! Les électriciens ! Ils étaient là il y a cinq minutes !
Derrière moi, un cliquetis d’armes automatiques. Une dizaine de soldats me mettent en joue…A présent il en vient de tous les côtés. Ils sont là, menaçants, le regard haineux.
-Cette fois, tu es fait, s’égosille un sergent vindicatif.
Je n’ai pas le temps de comprendre ce qui m’arrive. On me pose les menottes et, sans ménagement aucun, on me conduit jusqu’au car de police qui m’attend dans la rue…
JAC, le 13 juillet 2013
Commentaires