Lille ou Sedan,
proximité de la frontière belge, février 2019 ou juillet 2030,
Depuis quelques années les hommes de plus de
quarante ans hésitent à s’aventurer, seuls, sur les artères de la ville :
des bandes de jeunes, armés de Kalachnikovs, de grenades ou de grands couteaux,
se déchaînent, surtout en banlieue, pourchassent qui bon leur semble et plus
particulièrement ceux qui portent des lunettes, possèdent des livres chez eux
ou revendiquent des goûts axés sur l’art, le passé, l’histoire. Quand ils
parviennent à attraper un
« passéiste », ils lui flanquent des coups de pieds, lui arrachent
ses vêtements, le fouettent, le peinturlurent à la bombe et puis l’abandonnent,
ligoté, à un arbre ou à un réverbère. Parfois, tout à la frénésie de leur rite
brutal, ils dépassent la mesure : à l’aube, on découvre sur les trottoirs
des cadavres dénudés, méconnaissables, mutilés.
Dans certains quartiers bourgeois des
perquisitions ont lieu, à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Les
gardes frappent à grands coups de crosse de fusil dans les portes, bousculent
les vieilles femmes, cassent tout dans l’appartement, contrôlent les recoins en
jetant tout par terre, afin de découvrir si des livres y sont cachés. S’ils en
trouvent un, c’est l’arrestation immédiate, le jugement instantané, l’exécution
sans pitié. C’est la loi. La loi des
crânes rasés, des torses nus, des tatoués aux anneaux dans le nez, dans les
sourcils.
Près des avenues aux trottoirs jonchés
d’ordures, l’hostilité est à couper au couteau. Nos petites rues sont désormais
crasseuses, coincées entre les immeubles sordides, lardés de tags et de slogans
agressifs.
De main en main circulent les Dollards US.
Bien sûr notre monnaie ne vaut plus rien. Que peut-on acheter avec des Euros ? D’ailleurs il n’y a plus grand-chose à se procurer :
quelques biscuits de mauvaise qualité, des hamburgers desséchés, des bouteilles
d’eau de pluie. Les seules denrées qui circulent sont celles, volées à l’Aide
Humanitaire. Plus d’eau courante depuis plusieurs mois et les égouts sont
bouchés. Des enfants marchent sur une allée de pneus pour ne pas patauger dans
la boue. La peau des plus jeunes desquame. Les cheveux se décolorent. Les côtes
saillent. Les yeux sont atteints de glaucomes. Les ventres sont proéminents.
Tout est à l’abandon. La ville est un no man’s land de carcasses de voitures
brûlées, d’arbres abattus, de murs effondrés.
Les soldats ou « les gardiens »
comme ils aiment à se faire appeler, n’ont pas de véritable chef. Ils peuvent
tuer à tout instant. En toute impunité. Ce sont eux qui, depuis des mois,
interdisent le ravitaillement de la population. Ils sont les maîtres du pays.
On les voit arpenter les rues par petits groupes, errer entre les immeubles,
rôder la nuit dans les cages d’escalier. Faciès de brutes. Teint livide. Bras
couverts de tatouages monstrueux. Beaucoup ont les yeux exorbités, injectés de
sang. Être torse nu est obligatoire. Afin de vérifier sans difficulté les
thèmes des dessins sur la peau : armes, cobras, slogans de haine contre
les riches. La plupart souffrent de
dermatoses, exhibent des cicatrices, laissent couler les pustules et l’impétigo
dont ils sont atteints, sans réelle volonté de les soigner. Ce serait même une
marque de virilité que de ne pas chercher à guérir.
Depuis hier je me suis enfermé dans le
coffre d’une voiture abandonnée sur un terrain vague. A travers les trous
provoqués par des rafales de mitraillette, je guette les déambulations des
gardiens. Ils me trouveront. Ils me tueront sous peu. Mon seul espoir est de
réussir à me faufiler cette nuit, à la faveur de l’obscurité, jusqu’au quartier
Est, où se terrent quelques rebelles. On dit qu’ils seraient encore une
centaine à résister clandestinement. Je pourrais leur faire parvenir ces quelques
lignes, un témoignage précieux à
transmettre à des médecins de l’Aide Humanitaire. Qui sait ? Il faut absolument
que cet écrit puisse franchir la zone d’insécurité. Mais à combien de jours de
marche se trouve le camp ? Où est-il situé ? Entre Lille et
Sedan ? Plus près de la frontière belge peut-être ? Car depuis
longtemps les communications sont coupées avec les pays voisins.
Ma famille m’a délaissé. Je ne peux compter
sur mes voisins : ils ont eux aussi choisi le camp des gardiens. Ils sont
même très virulents. Si j’osais frapper à leur porte, ils m’abattraient sans
même prononcer un mot. Le jour commence à faiblir. Dans une heure je pourrai
enfin sortir de ma retraite…
Mais…Je
vois, là, par un trou, un groupe se diriger vers la voiture…Je les entends
menacer le monde. Ils s’égosillent, feulent, rauquent , crachent. Le plus proche
lance un caillou dans ma direction…Fracas de tôle…Cris sauvages…Ils vont me
trouver…m’exécuter…me…Ils frappent sur la carrosserie…Secouent
l’épave…Montent…sur le toit…S’ils ouvrent le coffre…Je tremble…mais
conti…continue d’écrire comme une mécanique qui n’obéit plus à mon cerveau…Mon
stylo … seul point de mon corps qui fonctionne comme si de rien
n’était…J’écris…N’importe quoi…Sans regard…ce que j’écr.. C’est ma façon…de me
défen…d’exorciser ma peur…Ce silen…est insoutenable… Attent….
je sens…
............................................................................ le
coffre… s’ouvr…
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JAC, le 5 avril 2009
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