Il fait beau sur la ville. Les cafés sont pleins de couples bavards. La joie de vivre se lit dans les yeux des promeneurs. Comme tout le monde, je flâne dans les rues, guidé par le plaisir de l’instant, à écouter les oiseaux dans les arbres ou le discours d’un camelot.
Après cette longue promenade, je viens m’asseoir à une terrasse pour boire une bière et regarder la vie qui passe.
Un type blond, très maigre, barbe de trois jours, les yeux cernés de fatigue, m’aborde avec chaleur et enthousiasme:
-Tiens ! Te voilà ! T’as pas changé….Qu’est-ce que tu deviens ?
-Mais…je …
- Quoi ! Tu ne me reconnais pas ? Après toutes les bêtises qu’on a faites ensemble ? La Suède…le Danemark…il y a quinze ans…Stockholm, l’auberge de jeunesse…ensuite tu es parti en Allemagne…Je ne me souviens plus de ton nom, mais on a travaillé ensemble et même que …
-Désolé, Monsieur, je ne suis jamais allé en Suède. Bonjour quand même, mais je ne vous connais pas.
Malgré tout, l’homme insiste, et accumule les détails.
Certains sont impossibles. Néanmoins, d’autres sont troublants. Mon départ pour l’Allemagne, par exemple. Comment peut-il savoir que j’ai vécu un temps dans ce pays ? Et puis, à vrai dire, je suis bien allé en Suède. Mais c’était il y a si longtemps…J’avais faim sur le bateau…
J’enfournais des pâtisseries dans mes poches…Les serveurs m’avaient fait la remarque. En l’écoutant, je revois Copenhague, le parc de Tivoli, Malmö et ses bâtiments colorés.
Mon interlocuteur s’assied à ma table. Peu à peu, les clients de la terrasse s’arrêtent de parler et se tournent discrètement vers nous pour suivre la conversation.
-C’est incroyable, continue-t-il, à Stockholm on avait quitté l’auberge à cinq heures du matin sans payer. On n’avait plus d’argent. Le soir, on a dormi à la belle étoile dans un jardin. Le lendemain, rappelle-toi, on a trouvé chacun un emploi de jardinier dans un cimetière.
Sa voix tremble. Il est si heureux de me revoir après tant d’années d’absence.
-C’est incroyable, en effet, dis-je, et pourtant, la réalité est là : je n’ai jamais mis les pieds dans un cimetière en Suède. C’est une erreur.
Un long silence pesant s‘installe aussitôt entre son incrédulité douloureuse et mon refus de mentir.
Les curieux restent figés sur leur chaise. Ils attendent avec impatience la suite de l’histoire, en surjouant les attitudes dignes des personnages sur les photos sépia d’autrefois.
Moi aussi, j’attends la fin de ce dialogue étrange, dont je me sens exclu malgré le rôle essentiel que je dois y jouer. Mais voilà, le metteur en scène m’a évincé de la pièce au dernier moment, préférant choisir un autre acteur qui connaissait mieux le texte.
Qui est donc cet homme mystérieux ? Pourquoi s’acharne-t-il à maltraiter un passé qui ne lui appartient pas ?
Lentement me reviennent les circonstances de mon séjour en Allemagne.
J’arpentais les rues du matin au soir à la recherche d’un travail. De temps en temps, il m’arrivait de dormir dans un parc. Au moment où je commençais à désespérer, j’ai été embauché comme gardien de nuit dans un hôtel. On m’avait installé un matelas par terre, à la réception, pour surveiller l’entrée et empêcher les resquilleurs de se sauver au petit matin en oubliant de payer la note.
-C’était le bon temps, hein ? demandai-je à mon compagnon, en cherchant à prolonger l’entretien.
L’étranger répond à peine. Il bâille, consulte sa montre, se recoiffe.
A présent il se lève et me jette un « salut » courtois, teinté d‘indifférence.
Autour de moi beaucoup de clients sont partis.
Le soleil se cache et la fraîcheur du soir commence à tomber sur mes épaules.
JAC, le 11 juillet 2013
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