AVANT- PROPOS : Dugrober et la formation sur le tas
Bien
qu’il ait été ravi prématurément à notre affection (je n’avais que 16
ans à peine lorsqu’il nous a quittés il y a aujourd’hui 60 ans), mon
grand-père maternel (« Dugrober » pour les intimes) a eu assez de temps
pour me marquer profondément et définitivement. A ce conteur
inlassable, cet autodidacte omniscient, ce pédagogue hors pair, je dois
beaucoup de connaissances, de méthodes d’apprentissage, de modèles de
comportement, de traits d’humour, de mémoire du cœur et même l’accès au
sens de l’éternité dont je parle dans un autre texte.
Plus prosaïquement, je lui dois, moi, le « villeux » comme on dit sur
le plateau de Caux, le « villeux » aux mains sans cals, je lui dois la
prise de conscience et la valorisation d’une autre culture, celle de la
campagne et du travail manuel avec un accent particulier mis sur le
jardinage. J’emprunte aux « Contes de Sainte Agathe » le récit de mon
initiation à la « formation sur le tas » au sens propre comme au sens
figuré par un grand-père qui fustigeait ma paresse et ma maladresse
physiques et prônait le mariage de l’intellectuel et du manuel :
« Un
jour, grand-père s’apprêtait à monter au grenier un énorme tas de
fagots (on dit chez nous, en Normandie, des « bourrées ») qui reposait
sur la pelouse. J’avais une dizaine d’années et je sentais confusément
qu’un bon geste s’imposait : soulager ses vieux reins en donnant un
coup de main. Mais ma paresse physique était la plus forte. Au lieu de
proposer mes services j'ai décidé d’enfouir mon nez dans un livre
d’arithmétique. J’étais persuadé que la primauté du travail
intellectuel dans l’échelle des valeurs familiales me vaudrait une
dispense de travail manuel avec indulgence pleine et entière. Dugrober
contourna habilement l’obstacle : « Toi qui es très intelligent, me
dit-il, viens voir ce tas de bois et calcule-moi le nombre de fagots
qui le compose… ». Flatté par cette approche intellectuelle de la
question, approche qui ne risquait pas de me faire attraper des
callosités aux mains, je commençai aussitôt à me perdre dans des
calculs compliqués, papier et crayon en main.
Hélas !
Le tas n’était ni un cube, ni un parallélépipède. Ce tas informe était
rebelle à toutes les règles de calcul de superficie ou de volume que
j’avais apprises dans mes leçons de géométrie. Grand-père me laissa
m’enfoncer dans des calculs stériles puis il égrena quelques mots de
conclusion : « Tu vois, tout ton savoir théorique est impuissant… Pour
compter les bourrées qui sont ici, il n’y a pas deux solutions, il n’y
en a qu’une : il faut les prendre par la main et les déplacer une à
une… Pendant que tu y seras, tu pourras même les monter au grenier, ce
sera plus productif… ». Depuis lors, l’expression « apprentissage sur
le tas » a pour moi une saveur particulière ».
Grâce à Dugrober, je pourrai dire que j’ai fait les gestes élémentaires de la survie. J’ai cultivé et j’ai vraiment mangé mes radis, mes tomates, mes haricots verts et mes
petits pois. Pourtant, le jardin n’était pas ma tasse de thé. Avec mes
parents, il signifiait corvée : désherbage, ramassage des pierres, rien
de passionnant… Avec Grand-père, ce qui était corvée est devenu petite
entreprise. A 12 ans, il m’a affecté une partie de son potager : « Ce
jardin est à toi, tu y fais ce que tu veux, à ta disposition si tu as
besoin de semences et de conseils ». Cette pédagogie me convenait. J’ai
cultivé avec ferveur et succès.
Grand-père
ne semblait pas s’intéresser aux fleurs. C’était le domaine de
grand’mère. Qu’elle me pardonne mais le seul souvenir que j’en garde
est l’odeur repoussante des nombreux géraniums qu’elle entretenait avec
amour. Pourtant, elle doit bien être pour quelque chose dans la passion
que sa fille, ma mère, nourrissait pour les fleurs. A moins que la
gourmandise légumière et fruitière de Dugrober n’ait été simplement
aiguisée par la guerre et le rationnement et ne soit venue occulter sa
motivation pour la beauté, les parfums et les messages sentimentaux.
J’ai
découvert en effet que le cahier de chansons qu’il a écrit sur du
papier d’écolier au service militaire, entre 1900 et 1903, était
couvert de dessins à la plume où dominaient les fleurs et les femmes.
Pas une page sans fleur. J’en ai choisi une. J’en fais la page de garde
de ce petit texte « Les fleurs et moi » que je lui dédie. 1903-2008,
c’est déjà un petit bout d’éternité…
LES FLEURS ET MOI
1 – Maman, les fleurs et moi
Je
devrais avoir une bonne expertise en matière de fleurs. Maman les
cultivait avec amour dans notre petit jardin de Bois-Guillaume, sur les
hauteurs de Rouen, et elle me donnait des leçons. Même pendant la
guerre et les rigueurs du rationnement, les fleurs n’ont pas cédé un
pouce de son terrain face aux pommes de terres, aux haricots et aux
tomates qui valaient pourtant à l’époque leur pesant d’or ! Nombre de
mes photos d’enfance ont en arrière-plan ses tulipes, ses lys, ses
dahlias, ses pensées ou ses iris. Piétiner ses platebandes était une
faute majeure, à vrai dire la seule qui pouvait déclencher le courroux
de cette femme tout en rondeurs et en douceurs.
Ses visiteurs venus de la ville lui demandaient parfois un bouquet avant de prendre congé. Rien ne l’indisposait
davantage et, le sourcil froncé, le regard buté, elle s’exécutait en
rechignant. Même le son du sécateur traduisait sa mauvaise humeur:
gnangnangnan…clac clac, gnangnangnan…clac clac…C’est que les fleurs
étaient pour elle des êtres vivants et sensibles qui devaient mourir
sur pied de leur belle mort. Elle m’a souvent montré la sève qui
coulait d’une tige rompue et m’a expliqué que c’était le sang et les
larmes des plantes souffrantes et qu’on avait méchamment provoqué une
hémorragie…En revanche, une fleur fanée sur pied racontait une belle
histoire, celle d’une charmante petite mémé dont on se plaisait à
dire : « Elle a dû être bien jolie quand elle était jeune, à en juger
par l’éclat de ses derniers feux… ».
( Daniel en extase devant ses fleurs...)
Je
comprends mieux maintenant le choc que j’ai provoqué lorsque, lors de
la première Fête des mères, en 1941 me semble-t’il, soucieux d’offrir
un beau cadeau à ma gentille maman, je n’ai rien trouvé de mieux que de
faire une descente sur ses pivoines rouges que j’ai collectées
à la va-comme-je-te-coupe ou plutôt comme-je-t’arrache, avec des queues
aux longueurs disparates et dégoulinantes de sève poisseuse. J’en avais
fait un bouquet mal ficelé ou plutôt un tas informe et suintant que
j’ai offert, tout joyeux, à une maman effondrée devant pareil
massacre…Je ne le savais pas encore, mais le message que transmet la
pivoine est : « J’ai honte de ce que j’ai fait. J’en rougis ». Je n’ai jamais recommencé !
Maman
connaissait bien le langage des fleurs: les lettres d’amour à mon père
que j’ai pu retrouver sont souvent accompagnées de fleurs séchées, en
particulier de pensées, de violettes et de myosotis. Elle m’en a
enseigné la signification mais j’ai presque tout oublié. Heureusement,
des chanteurs ont secouru ma mémoire défaillante: Luis Mariano a connu
un grand succès au Mogador dans les années 50 avec « L’amour est un bouquet de violettes… » et Mouloudji nous a rappelé que « le myosotis et puis la rose, ce sont des fleurs qui disent qué’qu’chose ».
Le langage du myosotis est peu connu. Moi, je le sais de bonne source,
parce que maman, tout en réserve et retenue, s’identifiait bien au
myosotis. Cette élégante fleurette bleue envoie un message discret et sobre (« souvenir fidèle ») et lance un appel timide : « ne m’oubliez pas ».
En revanche, tout le monde sait que les roses rouges, c’est la passion.
Maniez ce bouquet avec prudence : un mari jaloux peut en prendre
ombrage…
( myosotis : "point-d-interrogation.over-blog.com ")
Jusqu’au
bout, les fleurs sont restées un trait d’union avec ma mère. Pour ses
90 ans, nous avons planté 90 tulipes dans son jardin. Certaines lui ont
survécu et les gentils successeurs qui ont racheté sa maison ont bien
voulu m’en tenir informé. C’était une bonne façon de prolonger son
existence et de l’inscrire dans l’éternité. Pendant mes longs séjours
en Afrique, je lui téléphonais tous les dimanches. Je préparais nos
entretiens car chaque minute était précieuse. Bien entendu, les fleurs
de son jardin étaient un élément incontournable de l’ordre du jour, ce
qui m’obligeait à un effort de mémoire, de recherche et d’adaptation
pour ne pas être « à côté de la plaque » et pour poser des questions
pertinentes. Comment, en effet, sous le soleil brûlant de Yaoundé ou de
Niamey, imaginer sans peine que les premiers crocus ou les perce-neige
commencent à pointer leur nez en Normandie ?
Ces
entretiens du dimanche me laissent un souvenir émouvant : en 1985, je
me trouvais à Conakry où les liaisons internationales étaient
particulièrement défectueuses. J’avais dû passer pratiquement un
après-midi complet dans une salle surpeuplée et étouffante à attendre
qu’on me passe Rouen. L’opératrice, installée sur un modeste bureau au
milieu de la foule, se dépensait sans compter, avec le sourire, y
mettait la meilleure volonté du monde mais la technique ne suivait pas.
Mes compagnons d’infortune ne s’énervaient pas, riaient de leurs belles
dents blanches, s’intéressaient aux communications que leurs voisins
tentaient d’établir. Deux cabines de guingois, si branlantes et
bancales qu’on ne pouvait en fermer la porte, offraient d’ailleurs peu
de protection contre les indiscrétions. Alors, autant s’épancher tout de suite et raconter à la cantonade à qui on va parler, ce qu’on envisage de dire, etc.
Pour
des Guinéens, la famille, c’est essentiel et un Blanc qui patiente
plusieurs heures pour parler de fleurs à sa vieille maman, c’est très
surprenant et sympathique. Alors, j’ai connu cette chaleur
extraordinaire de l’Afrique, des flots de tendresse qui jaillissent
comme une source et dévalent en torrent: en une paire d’heures, une
douzaine d’Africains enthousiastes ont adopté une maman dans les
fleurs, là-bas à 5000 Kilomètres, dans un pays que certains ne
pouvaient même pas imaginer ! Lorsque, enfin, la standardiste
triomphante et radieuse a pu crier : « Je l’ai, ça y est,
dépêchez-vous, Monsieur ; ne vous laissez pas couper, Madame, c’est
votre fils, il arrive, il paraît que vous avez un jardin plein de
fleurs, ça doit sentir bon… », alors j’ai dû, sous la pression,
enchaîner : « Bonsoir, maman, tu as de nombreux amis ici, ils tiennent
absolument à te saluer … ». Et tous ont défilé dans la cabine pour
embrasser la maman, bénir ses plantations et lui dire leur sympathie
car « on reconnaît l’arbre à ses fruits », etc. etc. Même la technique
a tenu le coup et nous n’avons pas été coupés. Par je ne sais quel
miracle, j’ai payé un prix dérisoire, un prix d’ami : les compteurs
guinéens savent reconnaître les amis. Merveilleuse Afrique, je
t’adore !
De
maman, je n’ai pas hérité la « main verte ». En matière de culture de
fleurs, je n’ai fait qu’un essai mais c’était bien involontairement un
coup de maître ! Je commençais ma carrière dans les Vosges. J’avais
planté le long de la maison un beau parterre de dahlias que maman
m’avait donnés. J’avais oublié qu’il fallait déterrer les tubercules
avant les premières gelées et les replanter en avril/mai. J’aurais dû
le savoir, pourtant : toute mon enfance a été ponctuée
d’opérations-dahlias (« Avez-vous rentré vos dahlias ? Comment ? Vous n’avez pas encore rentré vos dahlias ? »)
et j’ai trébuché chaque hiver sur les bulbes bien alignés sur des
journaux dans la cave de mes parents. La météo m’a secouru : ayant
bénéficié d’un hiver particulièrement clément dans les Vosges en 1959,
j’ai provoqué l’admiration des rudes montagnards indigènes en faisant
étalage d’une platebande de dahlias fleuris en plein mois de février !
Hélas, mes dahlias en ont souffert et ont brillé cet hiver-là de leur
dernier éclat. Je ne me suis plus jamais risqué à planter ou semer quoi
que ce soit depuis ce temps, sauf ma participation aux 90 tulipes de
l’anniversaire de maman.
2 – Les femmes, les fleurs et moi
J’ai
au moins gardé quelque chose de l’addiction de ma mère pour les
fleurs : j’aime en offrir aux dames. J’ai parfaitement conscience que
je rends hommage à la beauté féminine, je le ressens ainsi. J’en offre
généreusement, je me délecte à l’idée de faire plaisir. Je parle
longuement avec la fleuriste, j’hésite, je balance, mais je finis par
me rabattre le plus souvent sur des roses rouges, ma fleur préférée.
C’est ainsi, je suis un passionné. Pour les jeunes filles, je rosis mes
bouquets parce que « ça se fait », mais c’est à regret que je les
pâlis. Le rouge vif convient mieux à mon ardente admiration. J’évite
les roses blanches qui me rappellent trop l’hôpital d’une vieille
chanson misérabiliste à faire pleurer: « Tiens, ma jolie maman, voici des roses blanches, toi qui les aimais tant… »…Je
n’ai pas l’air trop emprunté quand je parcours les rues un gros bouquet
à la main. J’apprécie même les regards de convoitise que me décochent
les femmes que je croise…J’ai parfois envie d’acheter un énorme
bouquet, de traîner ainsi longuement en ville et d’épingler mes roses
une à une au corsage de chaque femme que je rencontre. Pas d’autre
dessein que celui de faire plaisir.
Pour
le premier bouquet que j’ai offert à une jeune femme, je n’ai pas
choisi ce qu’il y avait de plus simple et de plus facile. J’avais 16 ou
17 ans, j’étais en vacances dans un foyer d’étudiants protestants à
Lausanne. Je nourrissais timidement pour la fille du Pasteur, Daisy, de
huit ans mon aînée, un amour pur et caché, débordant de chaste
tendresse, qui se serait bien accommodé d’un bouquet de lis blancs, de
marguerites ou plus modestement de violettes, voire de bleuets…Ou mieux
encore de pâquerettes, fleurettes qui transmettent un message d’amour
frais et innocent (et la pâquerette se dit daisy en Anglais, si ma mémoire est bonne !).
Au
lieu de cela, j’ai voulu frapper fort : douze glaïeuls splendides (vous
voyez tous bien ce que c’est, un glaïeul, c’est plus proche du peuplier
que de la fleurette !…), douze immenses glaïeuls très ostentatoires et
très encombrants aux couleurs vives et variées, aux tiges interminables
et aux feuilles élancées, à rapporter d’Ouchy, au sud de la ville, sur
le lac Léman, par le funiculaire (pardon ! par le métro disent
les Lausannois que je ne voudrais surtout pas vexer !) et par le
trolleybus jusqu’à La Sallaz au nord de la ville ! Tout ceci aux heures
de pointe, en faisant des contorsions et des élongations pour protéger
mon trésor des pressions et bousculades de la foule ! J’avais l’air
d’un porteur de torche aux Jeux Olympiques ou de la Statue de la
Liberté éclairant le monde ! J’ai eu ma récompense : Daisy a été
transportée de bonheur. C’était la première fois qu’on lui offrait des
fleurs. Je ne savais pas et elle non plus sans doute que le message des
glaïeuls ne figure pas parmi les plus aimables ou les plus anodins:
indifférence, provocation ou même rendez-vous coquin selon la
couleur…Qu’aurait dit le Pasteur qui veillait toujours à chasser « les
petits renards », entendez : les tentations diaboliques…
Une
autre fleur à manier avec prudence, c’est l’anémone. Ma première épouse
en raffolait. Alors, je me suis également entiché des anémones.
Attention ! L’anémone, c’est du vent ! Que ne me suis-je cultivé plus
tôt ! J’aurais su que Zéphir, dieu du vent, s’était amouraché d’une
séduisante nymphe nommée Anémone. L’épouse délaissée, Flore,
légitimement jalouse, a fait éloigner ce « petit renard » volage. Mais
Zéphir s’est trouvé un prétexte pour rejoindre son amante… Mise au
parfum (si l’on peut dire car l’anémone ne sent rien, « ayant eu vent
de la trahison » serait plus approprié), Flore surgit et transforma la
pécheresse en fleur ! Voilà toute l’histoire de l’anémone qui,
finalement, transmet un message d’amour fragile et menacé, hélas
prémonitoire dans le cas particulier de notre couple. Pardon, c’est ma
très grande faute que je paye et paierai au sens propre comme au sens
figuré jusqu’à la fin de mes jours. Prudence, donc, avec les anémones !
Prudence
aussi lorsque vous offrez des roses en Allemagne : l’usage veut qu’on
débarrasse (ou, en tout cas, voulait de mon temps que l’on débarrassât)
le bouquet de son emballage de cellophane sur le pas de la porte et
veut qu’on le remette (ou : voulait dans les années cinquante qu’on le
remît) ainsi dénudé entre les mains de la maîtresse de maison. Or, les
roses, c’est bien connu, ont des épines… Voilà un premier contact qui
peut tourner au bain de sang et mal augurer de la suite de la soirée…Et
que faire de l’emballage quand la porte s’ouvre ? Le jeter
précipitamment dans la cage d’escalier ? Le glisser furtivement sous le
paillasson ? Le fourrer hâtivement dans sa poche ou dans son chapeau ?
Comment des gens aussi pratiques que les Allemands ont-ils pu ne pas y
penser !
Encore
une expérience florale interculturelle déroutante : j’ai vu un Américain plein de bons sentiments envers la maîtresse de maison
arriver à une soirée parisienne avec un splendide bouquet de
chrysanthèmes. L’hôtesse française en a pris ombrage : « Etes-vous si
pressé de m’enterrer ? » a-t’elle demandé, mi-figue, mi-raisin. Il faut
dire que chez nous, le chrysanthème a une connotation de cimetière. Il
est à la Toussaint ce que le muguet est au 1er mai. C’est
bien dommage de cantonner cette superbe fleur au culte des morts. Le
chrysanthème, en particulier le rouge, crie l’amour et pas n’importe
quel amour, un amour éternel. C’est pourquoi il accompagne
généralement les défunts à leur dernière demeure. Mais ne peut-on jurer
amour éternel à une personne bien vivante ? Au Japon, le jour des
chrysanthèmes, fleur nipponne symbolique, s’appelle « Festival de la Joie »…
On
notera que le langage des fleurs date un peu. Il respecte les rites
ringards de la conquête amoureuse de mon époque et de celles d’avant,
notamment par l’usage du vouvoiement et la lente gradation dans la
manifestation des sentiments amoureux. « Pensez à moi » dit la pensée, « M’aimez-vous ? » dit la marguerite, « Je vous aime » dit la rose rouge. Il faut attendre le chrysanthème rouge pour trouver un « Je t’aime »
franc et massif et se permettre de déclarer sa flamme tout à trac !
Naguère, des délais étaient à respecter dans le processus amoureux, il
y avait un prix à payer en termes de sacrifices petits ou grands, de
renoncements, de patience. Il y fallait du temps et des efforts.
Ce
n’était pas forcément désagréable : je plains ceux et celles qui n’ont
pas connu les balbutiements et bégaiements du passage au tutoiement. La
première fois, on se trompait ou on faisait semblant de se tromper et
on s’excusait, sincèrement ou faussement confus(e) : « Oh ! Pardon ! Je
me suis permis(e) de vous tutoyer ! »…On attendait la réaction avec
angoisse et espoir…Pour les jeunes filles, il était de bon goût de
passer l’éponge sans pour autant encourager au renouvellement de la
prétendue erreur. Mais que de nuances dans le ton pour dire : « Oh ! Ce
n’est rien, ce n’est pas grave, ne vous excusez pas ! »…Puis, au fil
des jours, les « erreurs » se multipliaient jusqu’au moment divin où on
regardait le problème en face et on décidait d’un commun accord de
passer au tutoiement. Il y avait encore par la suite des retours en
arrière jusqu’à ce que le tutoiement s’établisse fermement et
définitivement. Compliqué, tarabiscoté et désuet, tout cela ?
Peut-être. Mais aujourd’hui, tout est speed, rendement,
consommation, marchandisation : l’amour entrera bientôt dans l’indice
des prix et sera inséré dans le « panier de la ménagère » si j’ose
m’exprimer ainsi...Que vont devenir les fleuristes si on passe tout de
go au chrysanthème rouge sans étapes ?
Ainsi
donc, les fleurs des jardins ou des serres, je les ai volontiers
offertes mais je ne les ai pas cueillies (à l’exception d’un massacre
de pivoines) et je ne les ai pas plantées (ou si peu ! mes dahlias des
Vosges, j’ai surtout oublié de les « déplanter » !). L’important, ce
n’est pas la rose, c’est ce qui restera éternellement des messages que
j’ai voulu envoyer ou que j’ai reçus avec des fleurs.
3 – Monique, les fleurs et moi
Nous
avons parlé des fleurs des jardins et des serres Mais qu’en est-il des
fleurs des champs ? Une seule personne a su réaliser un miracle : elle
m’a fait composer par amour des assemblages de fleurs des champs. En
quelques jours, j’en ai spontanément cueilli, bouqueté et dédié plus
que pendant tout le restant de ma vie ! J’étais en état de lévitation,
le grand amour de mes 20 ans me transportait, le journal intime que je
tenais au début de nos relations en témoigne : voyons cela.
Avec
Monique, l’idylle n’a duré que six mois, de mai à novembre 1954 :
courte, intense, ne me laissant que de beaux souvenirs. Je ne sais même
pas dire pourquoi et comment ça s’est terminé. J’ai sans doute voulu
l’oublier parce que c’était trop bête. Il se trouve d’ailleurs que mon
journal intime s’arrête en juillet 54 : Monique m’avait guéri de mes
introspections d’adolescent ! Donc, les carnets ne sont plus là pour
secourir la mémoire. Alors, pourquoi cette rupture ? Ma jalousie, je
présume. J’étais jaloux comme un tigre. Je savais pourtant que Monique
n’était pas une « coureuse » mais qu’elle était née anthropologue :
pour elle, les garçons étaient simplement une autre culture
intéressante à étudier comme on étudie les Navajos ou les Bushmen. J’en
parlerai dans un autre texte. Mais revenons à nos fleurs :
Le
30 avril 1954, de retour de la Forêt Verte à Bois-Guillaume, hameau de
La Bretèque, après avoir bu du cidre sous une tonnelle couverte de
glycine (message : « Tendresse ; j’aspire à votre amour »),
nous passons à travers champs et je fais un bouquet pour Monique en
forme de bonheur, de rire, de fraîcheur et d’innocence : pâquerettes,
primevères, boutons d’or. Nous nous connaissons depuis la veille au
soir et c’est un coup de foudre.
Le lendemain, 1er
mai, je lui offre, dans la joie d’aimer, le traditionnel brin de muguet
puis nous allons sur les hauts de Rouen, au Vallon Suisse et à la
Grand’Mare encore champêtres, dans une clairière jonchée de fleurs où
je fais une razzia en forme d’interrogation, d’incertitude et de
jalousie : marguerites, trèfle, pissenlits appelés aussi dents-de-lion
probablement parce que les jaloux ont la dent dure... C’est que Monique
a prétendu avoir un fiancé suédois. Elle s’est ravisée, c’était une
blague, mais je n’en suis pas sûr, je m’inquiète.
Le
7 mai, c’est la grande journée romantique au Parc animalier de Clères,
le premier tutoiement, le premier baiser et un bouquet cueilli « près
du gué » dit mon Journal, un bouquet en forme de déclaration d’amour encore timide: violettes et bleuets.
Le
12 mai, ce sont les prairies de la « Lombardie », sur la route de
Darnétal, au bout du monde, qui nous accueillent et nous invitent aux
effervescences fugaces, affriolantes effusions, effeuillages
froufroutants et effleurements furtifs sur fond de floraison fugitive
rouge vif des coquelicots rutilants de la passion. Je me rappelle bien,
54 ans plus tard, dans les moindres détails, le cadre, les
circonstances, les sentiments qui ont accompagné toute cette enivrante
montée de sève printanière. Cinq bouquets en douze jours, du jamais vu !
Reprenons depuis le début:
29 avril 1954 au soir :
Monique, de bleu vêtue, m’attend au train de Paris en gare de Rouen.
Nous nous voyons pour la première fois en tête à tête, sur l’entremise
d’amis communs. Prétexte officiel : j’apporte des informations sur
Sciences Pô qu’elle envisage de faire l’an prochain. Nous allons en
parler à deux pas, au « Métropole », Quartier Général des étudiants
rouennais. Mais nous passons vite à d’autres sujets. Nous nous plaisons
beaucoup, c’est évident. Rendez-vous est pris pour le lendemain, nous
passerons la journée ensemble…
30 avril, « Partie de campagne », premier bouquet.
Nous avons flâné joyeusement en forêt, bu du cidre bouché dans une
guinguette de La Bretèque après y avoir usé et abusé de l’escarpolette.
J’ai ainsi pu admirer et effleurer tout à mon aise ma ravissante
compagne. Pourquoi ce fantasme de la balançoire ? Toute la littérature
en parle : chez Maupassant, elle fait tourner la tête d’Henriette dans
« Partie de campagne », chez Zola, elle grise jusqu’à l’accident l’infortunée Hélène dans « Une page d’amour ».
Le fait qu’elle fait voler les jupes en gracieuses corolles n’explique
pas tout. L’escarpolette autorise chez le pousseur des gestes sensuels
sous le prétexte fallacieux de rendre service et d’assurer la
sécurité de la bénéficiaire, laquelle peut faire semblant de ne pas les
avoir remarqués vu l’urgence, le danger, la rapidité, la fraternité de
l’effort sportif, etc.
J’ai
bien souvenance de ma poussée initiale vigoureuse et fermement
appliquée à l’emplacement approprié, de la fine taille de guêpe prise
délicatement en tenaille pour ralentir le mouvement, du buste et des
hanches embrassés, ceinturés amoureusement, pour l’arrêter
complètement. Tous gestes qui auraient été jugés osés en d’autres
circonstances mais dont Monique n’a pas cru devoir se formaliser. Je me
souviens que l’air qu’elle brassait était parfumé et que ses rires
cascadaient gaiement. La vue, le toucher, l’ouïe, l’odorat, tous les
sens étaient en émoi. Sur le chemin du retour, grisés par le cidre et
l’escarpolette, nous ferons une longue randonnée à travers champs avec
passage de clôtures, excitation de vaches, fuite devant un taureau et,
ô miracle, un bouquet de Daniel : primevères (« Premières amours »), boutons d’or (« Rire, moquerie, joie de vivre »), liserons (« Humble persévérance ») et pâquerettes (« Profitons de la jeunesse. Innocence »).
1er mai 1954 :
Nous nous retrouvons le matin au Buffet de la Gare. Je fais le bonheur
des petits marchands de muguet, j’en couvre Monique. Elle trouve que
j’en fais trop, que j’ai l’air d’être « en campagne électorale », mais
c’est gentiment dit. Nous fuyons la ville. Il n’y a pas de transports
publics, qu’à cela ne tienne ! Nous montons en taxi à la Grand’Mare qui
est encore un endroit désertique, on ne peut guère imaginer alors
qu’elle sera couverte de tours quelques années plus tard. Nous trouvons
une clairière à 500 mètres de toute vie humaine. Nous y passerons
plusieurs heures d’aimable bavardage en tout bien tout honneur sans
geste déplacé. Nous mourons d’envie d’échanger des baisers, chacun de
nous sait que l’autre éprouve le même sentiment. Mais nous avons tout
le temps, nous faisons durer le plaisir. Une seule ombre trouble cette
merveilleuse communion : Monique me fait croire que sa bague est une
bague de fiançailles, que son fiancé est Suédois. Elle s’amuse de mon
émoi, corrige le tir : il n’y a pas de fiancé, c’était une blague. Mon
bouquet va cependant se ressentir de mon inquiétude : marguerites (« M’aimez-vous ? »), trèfle (Incertitude, volonté de savoir), pissenlits (Sombre jalousie).
Je brosse précautionneusement et tendrement ses cheveux sombres
parsemés de brindilles et nous repartons vers la ville en nous tenant
par la main ou les épaules. Nous sommes remplis d’amour, c’est certain,
nul besoin de le dire ni de le faire.
7 mai 1954 :
Ma tante m’a prêté sa voiture : je fonce de Paris à Rouen, j’enlève
Monique et l’emmène à Clères. C’est un château bien connu dans la
région pour ses animaux en liberté dans un parc immense, boisé et
vallonné, traversé par un ruisseau. On m’y conduisait quand j’étais
gosse, j’y ai conduit mes petits-enfants de 7 et 3 ans récemment, à
l’automne 2007. Mon petit-fils m’a trouvé bien distrait, lointain, pas
joueur comme d’habitude. C’est que rien n’a changé depuis 54 ans et que
chaque banc, chaque arbre, chaque sentier me rappelait un baiser, un
geste tendre ou un serment. Et le gué près de la sortie
me rappelait le bouquet de violettes et de bleuets que j’ai glanés pour
elle ce soir-là.
Le
soir même et le lendemain, je présenterai Monique en famille : je suis
persuadé alors qu’elle est ma future femme. Cette journée a tant compté
pour moi que par delà notre rupture à l’automne 1954 et la disparition
tragique de l’héroïne, j’ai conservé pendant 54 ans comme une relique
les billets d’entrée au Parc de Clères, billets que voici:
12 mai 1954 :
Le temps nous a semblé long depuis le 7 en dépit de lettres d’amour
quotidiennes. L’approche des examens nous tient éloignés. Enfin, nous
nous retrouvons à la côte de Lombardie qui part de la mairie de
Bois-Guillaume et dévale vers Darnétal. A cette époque, il n’y avait là
que des champs et une mare où j’allais en 6ème chercher mes
œufs de grenouille pour élever des têtards. Est-ce l’évocation de la
reproduction des batraciens qui me rend aussi entreprenant ? Ou encore
le champ de coquelicots rutilants au message d’ardeur pressée et
fragile (« Aimons-nous au plus tôt ! »). Des doigts fébriles
fourmillent, fouillent, fourragent, fourgonnent et s’affairent sans que
s’affaissent, flanchent et se franchissent les fermes défenses
ferventes et farouches que d’autres mains félines fourbissent autour du
dernier carré de résistance. Il avait bien raison, Mouloudji : « Mais pour n’aimer qu’les coquelicots et n’aimer qu’ça, faut être idiot… ».
Je vais en offrir une pleine brassée à Monique, effort physique qui
apaisera en partie mes ardeurs autant que les quelques privautés que
m’accorde tendrement ma bien-aimée, experte en l’art de faire la part
du feu pour sauver l’essentiel, pour que s’étouffent les flammes et
s’essoufflent les soupirs…
Et
voilà, c’est mon dernier bouquet de fleurs sauvages. Finie, la phase
champêtre de nos amours. En juin, nos rencontres deviendront plus
intellectuelles et citadines. Je les raconte dans « Cinna en
deçà et au-delà ». Où l’on peut voir que jamais ne sera perdue la
maîtrise de soi dans une idylle passionnée mais qui restera pourtant
jusqu’au bout marquée au sceau du lis blanc, de la fleur d’oranger et
du message éternel du chrysanthème rouge.
Alors, l’important, c’est la rose ?
L’important, surtout, c’est ce qui reste à tout jamais quand la passion
est dépassée, quand la fleur est fanée, qu’on croie au Ciel ou qu’on
n’y croie pas, que ça vienne de Dieu ou de toute autre Entité. Ce qui
compte, c’est que la mort fait partie intégrante de la vie et que c'est surtout un commencement.
FIN et RECOMMENCEMENT
( à suivre...éternellement).
DANIEL BAS DIT CHEDOZOT, le 9 août 2008
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