(4) – Le crépuscule du Patriarche
J’ai donc
été condamné à perpétuité. Pas d’appel, pas de cassation, pas de prescription.
Qu’est-ce qui me coûte le plus en purgeant ma peine ? Le fait que je sois
condamné à vie à une indemnité dite « compensatrice » exorbitante qui
est passée tout doucement de 15 à 25% de mes revenus et ça n’est pas
fini ? Non, ça compte pour du beurre. Je la paye sans sourciller, presque
avec joie et avec la bénédiction de Pascale, épousée en 1987 et de nos deux
fils qui sont des artistes et des philosophes et se contrefichent de l’argent
comme de leur première chemise. Que la bénéficiaire, sûre de son bon droit et
raide comme la justice, continue à me manger la laine sur le dos avec bonne
conscience ! Non, ce qui me pèse le plus, c’est d’être un patriarche déchu !
Lorsque
j’étais encore à l’école primaire, la fable de La Fontaine « Le laboureur
et ses enfants » m’impressionnait et m’inspirait:
Un riche laboureur, sentant sa mort prochaine,
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.
Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l’héritage,
Que nous ont laissé nos parents.
Un trésor est caché dedans.
Je suis né
avec une vocation de patriarche. Tout jeune, je m’y voyais déjà : grande
barbe blanche, dans un fauteuil en haut de table, entouré d’une multitude
d’enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants attentifs, assimilant les
messages de continuité que je leur distillais, des petites dalles sur le chemin
de l’éternité. L’admiration que je portais à mon propre grand-père soutenait
mon imagination et ma résolution :
« Qu’est-ce
que tu veux faire plus tard, Daniel ?
- Je veux être patriarche ! »
Eh bien,
nous y voilà ! Je suis bien dans un fauteuil avec des coussins, en haut de
table. La table est longue, mais l’assistance clairsemée. J’y règne quelquefois
seul. J’ai pourtant six enfants sans compter le petit Raphaël qui nous attend
dans les limbes, six enfants issus de trois mamans. Deux sont fâchés avec moi
dont un que je n’ai plus revu depuis plus de vingt ans. Un troisième a des
relations correctes avec moi mais manifestement entachées par la notion de
faute et de châtiment. M’en restent trois, des fils à plein temps, ça fait 50%.
Disons, pour être optimiste, que la bouteille est à moitié pleine …
J’ai aussi
onze petits-enfants. Belle descendance, me direz-vous ! Mais il y en a
trois qui sont interdits de grand-père et que je ne connais absolument pas,
quatre autres que je connais peu. Parmi ces derniers, deux d’entre eux sont
d’ailleurs capables de me déclarer qu’ils « ne voient vraiment pas ce qu’ils
iraient faire à Cahors » où ils ne sont jamais venus en dix ans!
Mais voir votre grand-père, bien sûr, il n’a pas la peste ! Il y a des
gens qui le trouvent intéressant. Je leur pardonne, à ces jeunes, ils n’ont
entendu qu’un son de cloche. Restent quatre petits-enfants que je connais bien
et qui, je crois, m’aiment parce que leur père n’envisagerait pas un seul
instant que ses enfants restassent trois mois sans prendre des nouvelles de
leur Papy et lui en donner ou mieux sans le rencontrer. Je lui en sais
infiniment gré. Grâce à lui, je sais ce que c’est que d’être grand-père. J’ai
enfin depuis peu un arrière-petit-fils. Avec lui, les choses sont bien parties.
Alors,
voilà : 6+11+1, ça fait 18 descendants, une belle famille. Jamais, au
grand jamais, je ne les verrai tous réunis autour de moi (sauf, peut-être, sur
mon lit de mort, mais ça me fera une belle jambe !). C’est ça, le plus dur
et ça ne passe pas ! Dire que je suis responsable de cette situation,
c’est vrai mais c’est trop facile. Il y a d’autres responsabilités à base de
lâcheté, d’orgueil et de rancune de gens bêtes et méchants.
Que me
recommandez-vous, Docteur? Vous ne savez pas ?
Moi, je vais
vous dire ce que je finirai par faire : je partirai loin, en Afrique, là
où les Anciens sont encore vénérés. Je me ferai élire chef de village. Je sais
qu’on m’attend là-bas. C’est là que j’irai mourir. Il y fait bon chaud.
(Chedozot, patriarche africain, une belle fin de carrière en perspective)
(Niamey 1994 : Le patriarche récompense le
griot qui est en train de chanter ses louanges)
Daniel Bas, 26 septembre 2009
Merci du fond du coeur, Jacques. Daniel ne mérite pas ce traîtement, pas à ce stade, c'est mal payer ce qu'il a donné à tant de gens avec tant d'âme et de sincérité.
Je vais allez lire l'histoire du Lelandais !
amitiés,
Phil'
Rédigé par : Phil' | 03/10/2009 à 19:41
SPENDIDE HOMMAGE, MON PHIL DE NICE !!! Grâce à toi, Chedozot dormira bien ce soir.
Toi, je le savais déjà, TU ES UN HUMAIN, comme disait Michel Lelandais à Jean-Claude, au cours d'une soirée arrosée, chez nous, à la Réunion. Il y a justement, une histoire "lelandaise" sur "Le Zinc", c'est "L'affaire est dans le coffre".
Rédigé par : Jac | 01/10/2009 à 07:38
Il est un très ancien dicton portugais qui prétend avec sagesse :"por bem fazer, mal haver" (pour avoir fait le bien, n'en recevrez pas en retour"). C'est le lot des grands hommes, de n'être pas reconnus de leur vivant.
Je crois que les enfants, comme la plupart de nos actes, ne nous appartiennent jamais vraiment. Ils s'éparpillent de par le monde et deviennent ce qu'ils peuvent, cela sans que nous y puissions grand chose, mais il est légitime de leur ouvrir notre coeur. Vous avez jeté une bouteille à la mer des possibles, il reste à espérer qu'ils la trouveront avant que le temps ait commis son irréparable forfait.
Longue vie à toi Daniel.
Rédigé par : Phil' | 01/10/2009 à 04:51