3 – Niger : « Carreaux
cassés »
Nous sommes
en 1995 au Niger. Nous revenons de l’inauguration du village artisanal de
Dakoro, au nord de Maradi. Nous sommes à cinq en voiture, quatre Nigériens très
pieux et moi. Nous sommes conduits par le vieux chauffeur Abdou dit « Carreaux
cassés » parce que le pare-brise de son taxi est rafistolé avec du
scotch et que les vitres arrière ne peuvent être qu’entièrement fermées ou
entièrement ouvertes, pas de position intermédiaire.
Son coffre ferme avec une corde. Son levier de vitesse au plancher doit être tenu d’une main ferme en première et en seconde, sinon, il saute et on se retrouve au point mort. Qu’à cela ne tienne, Abdou tient le manche de la main droite et le volant de la main gauche. Le problème est quand il faut tourner à gauche car le clignotant ne marche plus depuis longtemps : Abdou doit tendre son bras à gauche, lâchant ainsi le volant qu’il reprend aussitôt de la main droite, abandonnant à ses caprices le changement de vitesse. La vitesse livrée à elle-même saute alors, le véhicule au point mort prend son virage sur sa vitesse acquise. Le virage amorcé, Abdou revient prestement au levier pour embrayer à nouveau en première... Il a acquis une grande dextérité et semble éprouver du plaisir à ce jeu d’adresse. Il tire le maximum de son bric-à-brac de bric et de broc. Une situation normale lui paraîtrait terriblement ennuyeuse.
(Abdou tire le maximum de son bric-à-brac de bric et
de broc)
Son moral
est davantage affecté lorsque tombe la pluie, ce qui est heureusement pour lui
très rare. En effet, son essuie-glace bute sur un scotch de consolidation du
pare-brise et ne balaye qu’un quart au lieu d’une demie circonférence, 90
degrés au lieu de 180. Abdou risque le torticolis en penchant la tête à gauche
pour entrevoir la route. A gauche ou à droite car, en effet, au hasard des
soubresauts provoqués par les nids de poule de la route, l’essuie-glace arrive
quelquefois à franchir l’obstacle du scotch et à balayer l’autre quart de
circonférence sans pouvoir revenir à sa position antérieure, ceci
jusqu’au prochain sursaut !
Comment
avons-nous connu Abdou ? Il fait habituellement de longues séances
d’attente en égrenant son chapelet dans la cour de l’hôtel Terminus de Niamey.
Rares sont ceux qui se risquent à emprunter son véhicule délabré. Parfois,
quand il a quelques sous, il s’offre son grand luxe favori : il se fait
faire les ongles par un gamin. Nous l’avons pris en affection et nous avons
loué ses services pour quelques jours : pour lui, c’était la commande du
siècle ! Nous sommes ainsi allés jusqu’à Dakoro sans trop d’encombres.
Après les
cérémonies d’inauguration, nous avons donc quitté Dakoro très tôt dans
l’après-midi. C’est que la région n’est pas sûre, à peine « pacifiée »
après la révolte Touareg. Il est vrai que les insurgés préfèrent s’emparer de
belles 4X4 neuves, le taxi d’Abdou ne les intéresse guère. Mais, des prises
d’otages sont toujours possibles et Chedozot, alors au maximum de son
embonpoint, valait son pesant d’or ! Donc, j’ai sonné le rassemblement
aussitôt après le déjeuner et nous sommes partis, fissa, fissa.
Fissa, fissa, c’est vite dit. C’est sans compter avec les caprices du moteur d’Abdou. Il faut s’arrêter souvent, mettre les mains dans le cambouis, titiller de ci de là… L’un des passagers est assez adroit en mécanique. Heureusement, car Abdou, lui, part aussitôt prier dans les champs. On le rappelle quand c’est fini et il s’étonne qu’on ne le remercie pas car il est évident pour lui que c’est Allah qui a tout fait grâce à ses supplications.
(Le chauffeur Abdou en train de réparer son moteur)
La nuit
tombe et un vent de sable se lève. Le sable s’introduit partout dans la voiture
qui est ouverte à tous vents. C’est très impressionnant : très vite, on ne
distingue plus le bord de la route des champs, tout a une couleur uniforme, je
ne vois pas d’autre comparaison que la neige chez nous.
(Le vent de sable uniformise tout, on ne distingue
plus la route)
Abdou semble
maîtriser la situation. En fait, je crois qu’il ne voit plus très bien et que
pour lui ça ne fait pas de différence avec une route ordinaire. Mais l’anxiété
est pesante, il faut filer vite avant la nuit et avant la dernière patrouille
de l’armée censée veiller à la « pacification »…Bref, nous avons le
feu aux fesses…Nous déglutissons péniblement et croquons des grains de sable en
avalant notre salive à grand’peine. 17 heures, voilà justement la dernière
patrouille qui passe, sans s’arrêter, sans jeter sur nous le moindre regard.
Elle aussi est pressée de rentrer.
C’est le
moment que choisit le plus dévot de la bande pour déclarer : « C’est
l’heure de la prière, arrêtons-nous ! ». Embarras des autres, pris
entre la piété et la frousse. Un ou deux mécréants essaient timidement de
proposer un report de la prière, vu les circonstances. Il leur est répondu que
la volonté de Dieu est plus forte que tout, que nous devons prier et remettre
notre sort entre Ses mains. Abdou est aussi de cet avis. J’écoute. J’ai
toujours avec moi à portée de main mon Coran, c’est une sage précaution...
Je lis,
sourate II, verset 240 : « Si vous craignez quelque danger, vous
pouvez prier debout ou à cheval ».
Soulagement !
Chedozot, l’imam prêcheur, a parlé ! Eh oui, bien sûr, le cheval de
l’époque, c’est l’automobile d’aujourd’hui ! Tout le monde tombe
d’accord : nous allons prier en voiture ! Mes amis le font et
moi aussi d’ailleurs, à ma façon. Abdou est le moins convaincu mais il continue
à rouler. La nuit nous enveloppe bientôt, nous somnolons d’un œil, Abdou
aussi. Nous rejoignons enfin la zone sûre et un « goudron »
comme on dit là-bas.
Détente.
Droit devant vers Niamey en évitant cyclistes sans lumière, chèvres errantes,
ânes et poulets vagabonds dans les villages. La routine…Voici Dosso, à 120
kilomètres de la Capitale. C’est la relaxation générale, l’assoupissement
interrompu seulement par les cris déchirants du changement de vitesse…
Abdou se
sent des ailes…Il fonce ! Il ne se préoccupe pas du panneau
indicateur : « Traversée de girafes »… Harikanassou, Kouré, les dernières
girafes en liberté de l’Afrique de l’Ouest…
(Kouré : les dernières girafes en liberté
d’Afrique de l’Ouest)
Justement, en voici une qui traverse avec noblesse, lenteur et dignité. Nous passons à un mètre de ses pattes arrière ! C’est haut une girafe ! Et ça déplace de l’air ! A une seconde près, nous passions aisément dessous. 5 mètres, c’est vraiment haut, une girafe !
(C’est vraiment haut, une girafe !)
Nous
arriverons à bon port, tard dans la nuit. Merci Abdou, merci, « Carreaux
cassés » ! Ah ! Je suis trop honnête avec mes lecteurs !
J’aurais dû raconter que nous étions passée sous la girafe ! Pascale, un
petit photomontage, s’il te plait :
(L’intrépide aventurier Chedozot conduit par Abdou, le
chauffeur sans peur, se riant de tous les obstacles…)
Daniel Bas
18 mars 2010.
La mayonnaise prend...J'adore ces aventures. A Madagascar après la ruée vers les premières voitures pleines d'électronique, on en revient à la bonne 4L pourrie, véritable bourrique d'acier mais qui franchit les routes défoncées bien mieux que tous ces véhicules sophistiqués dont personne ne peut se procurer les pièces de rechange. Chacun bricole une pièce, rafistole, martèle, fourre ses mains dans le cambouis...et la bête redémarre. Il y a là un cousin, un voisin , tout le village. Il n'y a pas à avoir peur.
Il existe encore quelques pays où tomber en panne ne pose aucun problème. La France ne fait plus partie de la liste depuis belle lurette.
Rédigé par : Jac | 20/03/2010 à 11:44