SIMONE ET LE PAPE (3)
Années 1991/1992
A
quelque temps de là, son ami commissaire priseur lui annonce pour le mois de
mai à Paris une importante vente aux enchères. Il s’agit d’objets d’art d’une
grande valeur, parmi lesquels des statuettes incas et khmères. L’experte en la
matière a pour principe de ne manquer aucune manifestation de ce genre :
on ne sait jamais, il lui arrive parfois
de faire l’acquisition de pièces à bas prix quand les acheteurs passionnés sont
concentrés sur les objets inabordables pour sa bourse.
Elle
consulte le calendrier. Le 13 mai tombe un jeudi. C’est une aubaine car elle
est libre ce jour-là. Elle n’a donc pas besoin de mentir aux autorités
scolaires.
Les
relations avec son curé en soutane sont toujours aussi tendues. Ils ne prennent
même plus la peine de se saluer. Une nuit, il cogne plusieurs fois au plafond.
Elle fête son anniversaire de façon un peu trop bruyante au goût du religieux
en prière.
Puis
brusquement, au mois de mai, il
disparait. L’église ferme. Simone respire. Elle ouvre une bouteille de
Champagne et la vide en dix minutes.
Dans
la salle d’exposition, quelques heures avant le début de la vente, elle se fait
expliquer en détail l’histoire de chaque œuvre d’art. Mais, tout en écoutant
attentivement les indications du commissaire, une statuette précolombienne la
fascine.
(Une statuette plaquée or qui ne laisse pas de marbre.)
Subrepticement, elle s’en approche. Elle parle, sourit, plaisante,
questionne. Elle est en forme. Les hommes s’attardent sur sa curiosité
intellectuelle, l’invitent à comparer les figurines. Aucun ne peut deviner à
quel point elle est dangereuse dans ces moments-là. Avec son manteau de vison, sa
prestance, sa verve, son aplomb, on la prend sans doute pour une marquise, une
star, une femme de ministre. Pendant ce temps, elle échafaude un stratagème.
Son cerveau bouillonne. A l’instant où elle balaie le tapis de la main droite
pour désigner un ou deux bronzes qui « éventuellement »
l’intéresseraient, elle subtilise de la main gauche le dieu inca qu’elle
convoitait depuis quelques minutes et le fait disparaître dans sa poche. Elle
profite alors d’un temps mort pour s’écarter légèrement, puis se dirige discrètement
entre les visiteurs vers la sortie, à l’autre extrémité de la salle. Dehors, la
diablesse court. Elle prend une rue à droite. Une autre à gauche. S’engouffre
enfin dans une bouche de métro. Elle tremble. Elle serre « la chose »
de toutes ses forces. C’est chaud, dur, doux au toucher.
Sur
l’autoroute, dans son Audi Quattro rouge, elle hurle de joie. Maintenant elle
peut contempler à loisir le talisman. Où le posera-t-elle ? Sur le marbre
de la cheminée ? Sur une petite commode Louis XV à côté de la pipe d’opium
vietnamienne ?
La
circulation est très fluide aujourd’hui. Il fait beau. Le ciel est dégagé. Elle
allume la radio. La météo confirme l’arrivée d’un front chaud. Puis c’est l’heure
des informations… Soudain elle frissonne. Elle ne sait pourquoi mais elle
s’attend à un évènement qui va la bouleverser…
« On en sait un peu plus sur la nouvelle agression subie par le pape Jean-Paul II hier à Fatima, au Portugal. Celui qui a tenté de le poignarder avec une baïonnette est un prêtre intégriste de Rouen, un certain Juan Maria Fernandez y Krohn, âgé d’une trentaine d’années… »
(Arrestation de Juan Maria Fernandez y Krohn à Fatima, au Portugal. Un an jour pour jour après l'attentat contre Jean-Paul II commis par Mehmet Ali Akça, le curé intégriste se précipite sur le pape en tentant de le poignarder avec une baïonnette. Il est rapidement maîtrisé. L'information n'est pas diffusée et le pape termine son voyage, sans révéler ses blessures.)
La
conductrice est interloquée, bouleversée, anéantie. L’information est invraisemblable.
Elle s’arrête brusquement sur la bande d’arrêt d’urgence. Tricheuse, voleuse, menteuse, flambeuse de
haute volée, enjôleuse perverse, elle pleure à présent, la tête posée sur le
volant de la voiture.
Elle
pleure son enfance à regarder ses parents se déchirer.
Elle
pleure la mort de son frère, écrasé à dix ans par un camion.
Elle
pleure sa vie de mensonges et de trahisons.
Elle
pleure, la bohémienne de la nuit.
Epilogue
Simone
Sincère née Goupil vient de changer de vie. Elle a déménagé à la campagne. Son
mari élève des chevaux. Elle aime le jardin et passe son temps libre à cultiver
les fleurs rares, à préparer ses cours, à nettoyer les écuries. Elle se rend à
pied à son nouveau collège, situé à un kilomètre de la maison. Plus jamais elle
ne sera en retard. Plus jamais elle ne fera attendre ses élèves.
Juan
Maria Fernandez, opposé à la libéralisation de l’Eglise, a été condamné à six
ans de prison pour avoir légèrement blessé le pape. Lors de son procès il demandera une soutane de couleur verte car le vert est la couleur luciférienne. Il a
par ailleurs insisté sur « la présence maléfique » qui hantait l’appartement
au-dessus de son église, prétendant que « les allées et venues nocturnes »
dans l’immeuble lui faisaient perdre la raison. « Vous comprenez, monsieur
le Juge, a-t-il déclaré les larmes aux yeux, cette créature avait une petite tête
d’oiseau de mauvais augure posée sur un coup de girafe. »
Les
journalistes ont voulu interroger la locataire vaguement mise en cause par
l’accusé, mais, comme c’était le jour de son déménagement, elle ne les a pas
reçus.
Le
condamné est sorti de prison au bout de trois ans pour bonne conduite. Puis il
a quitté les ordres. En l’an 1992 il est devenu avocat stagiaire au bureau
néerlandophone de Bruxelles.
On peut penser à présent qu’il vit lui aussi en paix avec le monde. (FIN)
(Après avoir relu "Candide" de Voltaire, Simone décide de suivre désormais les conseils du héros: "Cultivons notre jardin".)
JAC, le 5 juillet 2010
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