C’est leur crise, c’est notre
rigueur. C’est entendu, il faut réduire la voilure et serrer d’un ou deux crans
les ceintures sur les conseils et à l’exemple de nos politiciens et banquiers.
Nous quittons donc les 300
mètres² plus dépendances dans 1300 mètres² de terrain que totalisaient nos deux
résidences du Lot et optons pour une ravissante maisonnette de 90 mètres² dotée
d’un mignonnet jardinet paysagé de 150 mètres² non attenant à Marchampt, dans
le Beaujolais, ça nous changera du vin de Cahors. On fera installer pour
Pascale sur la mini-pelouse un atelier en verre et bois de 19 mètres 90 pour
éviter le permis de construire requis à partir de 20 mètres². L’ensemble rural
sera complété et équilibré par un pied-à-terre urbain de 40 mètres² maximum
dans le centre de notre bonne ville de Lyon, acheté si possible, loué plus
vraisemblablement, tous comptes faits et refaits. Soit un total de 150 mètres²
habitables.
On trie, on cartonne sec, on
étiquette. Pour mettre 300 mètres² dans 150 mètres ², y’a pas photo : il
faut jeter ou donner au moins un objet sur deux. Nous faisons le bonheur
d’Emmaüs et arrachons nos entrailles : à la décharge publique mes cours de
Sciences Pô, mes enseignements à l’ESSEC, mes publications du BIT que personne
ne lit, la méthode de gestion pour femmes analphabètes GMT qui a uni auteur et
illustratrice dans l’amour de l’Afrique. A la déchetterie, mes archives de
Patriarche dont tout le monde se contrefout. A la décharge publique les œuvres
invendues de Pascale. Même le préposé aux déchets, pourtant blasé, s’émeut:
« Mais, Monsieur, vous n’allez pas
jeter ça, ce sont des œuvres d’art !
- Certes, ce sont des
œuvres géniales mais méconnues, prenez-les si vous voulez, on ne sait qu’en
faire! Elles auront de la valeur dans cinquante ans !
- Mais je n’ai pas
d’endroit où les mettre ! Ah! C’est quand même trop triste ! »
Allons, séchons nos larmes, ce
ne sont que des objets qu’on n’emportera pas au paradis. Et, à défaut de remplir
notre escarcelle, ils ont produit un effet magique important: une émotion
artistique intense chez un homme a priori peu susceptible d’être souvent
exposé à des chefs-d’œuvre et de s’en pâmer.
Pour couronner l’opération de
décroissance, nous allons nous passer de déménageur. Déniché sur Internet, Rent
n’drop a l’avantage de louer pour un aller simple : on prend le véhicule à
Toulouse, on le rend à Lyon, pas de retour à vide. Allons-y pour un 30 mètres
cube, 3 Tonnes 5OO charge de 1000 kilos comprise. Après tout, j’avais mon
permis poids lourds à l’armée ! Il y a 50 ans, il est vrai, j’en ai pas
gagné comme on dit mais la technique, oui, et notamment avec la généralisation
de la direction assistée.
Samedi 14 août à 17 heures, on
va prendre livraison du monstre à Blagnac, dans la banlieue industrielle de
Toulouse, une banlieue mangée par l’automobile et l’avion, pleine d’échangeurs,
de pistes, de ponts, de sorties et d’entrées autoroutières, de panneaux à lire
vite avant que les klaxons des véhicules qui suivent ne vous rappèlent
furieusement à l’ordre.
Formalités, état de départ du
véhicule (très moyen, 57 000 kilomètres), conseils, recommandations,
notamment concernant la hauteur impressionnante: 3 mètres 50.
Bienveillante, la préposée offre de conduire le véhicule jusqu’au bout de
l’impasse, assez encombrée. J’accepte volontiers et la rejoins à pied. Je
m’installe ensuite au volant, non sans solliciter une poussée au cul pour
parvenir jusqu’à mon siège. Mon Dieu, que c’est haut ! Derniers conseils
de la dame qui consent à me dire :
« Vous verrez, la première broute, la seconde cogne et la troisième couine. Mais après, avec la vitesse, ça ne s’entend plus, on s’y fait. C’est normal avec un véhicule qui change souvent de mains : chacun a son style de conduite… Allez ! Bonne route ! ».
On y va. Pascale suit avec
notre voiture. Oui, ça racle, oui, ça grince, oui, ça accroche…Putain de boîte
de vitesse ! Que faire ? Rentrer et le faire consigner sur l’état du
véhicule ? Non, trop de choses à maîtriser, trop de choses à penser, à
regarder, à dominer au volant du monstre dans cette banlieue inhumaine où on
peut tourner des heures en rond et parvenir nulle part. J’enfile les rosaces
des échangeurs, je ne lâche pas mes pancartes bleues A62 direction Bordeaux, je
prie le Bon Dieu de me préserver de mes habituelles faiblesses physiologiques
incapacitantes en pareille occasion, c’est-à-dire de chasser loin de moi tout
accès de diplopie ou toute envie irrépressible de mixion impérative…
Péage. Prendre la bonne
entrée, celle qui n’affiche pas une hauteur maximale de 2m70…Quitter les
lunettes de soleil recommandées après ma récente opération de la cataracte et
chausser mes loupes provisoires. Contorsions pour attraper le ticket. En route
pour Cahors : c’est vrai que ça fait moins de bruit en 4ème et
en 5ème… Je ne parle pas de la 6ème car on a oublié de me
dire qu’il y avait six vitesses, j’ai dû l’apprendre tout seul. Pascale suit à
distance respectueuse. Admirative, j’en suis sûr : son homme a maîtrisé la
bête… Elle retrouve un instant son admiration pour l’aventurier qui l’a séduite
dans la brousse africaine ! Elle l’imagine, avec son marcel plein de
cambouis, ses tatouages, son parfum de gazole… Ah ! Quel mec !
Tout est en place à Cahors
pour l’acte II. La mairie a autorisé le barrage de la rue de 20H30 à 23 heures.
Grosse impression sur le voisinage. Des troupes fraîches assurent la
relève : Jérôme, notre fils aîné et les parents de Pascale, Pierre et
Renée, sont sur le pied de guerre. Ces renforts sont bienvenus. Un pique-nique
rapide et on charge aussitôt. Pierre arrime adroitement : rien de tel
qu’un marin pour faire des nœuds. Je suis interdit de colis, mes reins fatigués
sont trop précieux pour la conduite, on m’envoie au lit. Je ne me fais pas
prier.
A 23 h 30, je reprends le
manche avec Jérôme comme copilote (sans permis de conduire, malheureusement,
mais avec un rôle capital d’allègement de mon stress). Pascale et ses parents
suivent dans deux voitures. Direction Brive où nous avons réservé pour la nuit.
Le chargement a été bien fait,
je ne sens pas de déséquilibres. Mais j’ai du fil à retordre avec l’éclairage,
je ferai plusieurs kilomètres avant de bien comprendre où sont les phares.
Péage : vigilance sur les hauteurs tolérées, contorsions pour saisir le
ticket ou payer. Le fait que je ne porte plus de lunettes pour conduire suite à
mon opération de la cataracte le mois dernier mais que j’ai besoin de loupes
provisoires pour voir de près ne me facilite pas la tâche : il faut
d’abord trouver les lunettes, trouver le ticket, trouver la carte bleue, puis
ranger tout ça, sans oublier de se mettre au point mort et de serrer le frein à
main… Mais dans l’ensemble, le vieux chauffeur novice assure, tout baigne. Même
quand il s’agit de manœuvrer pour trouver une place dans le parking presque
plein de l’hôtel.
A une heure du matin, nos cinq
corps fatigués reposent au Campanile de Brive-la-Gaillarde… Rien ne peut nous
réveiller, même pas le ronflement sonore que j’émets par mimétisme avec ma bête
domptée… Demain, il fera jour !
Demain, c’est le jour de la
Vierge. Il commence bien par un petit-déjeuner d’adieu sympathique :
Pierre et Renée nous quittent pour regagner la Normandie, mission accomplie.
Ils sont rassurés, nous sommes sur les rails, nous leur téléphonerons ce soir
de Marchampt pour leur dire que nous sommes bien arrivés…
La route est belle, le décor
vert foncé de la Corrèze est apaisant, nous passons Tulle, nous passons Ussel,
nous arrivons sur le plateau de Millevaches, l’un des coins les plus sauvages
de France. Pascale suit son routier préféré, je pousse des pointes à 9O à
l’heure pour stimuler son admiration. Mon copilote lit Spinoza, me tient des
propos rassurants entre chaque page. Tout baigne, sauf que la boîte de vitesses
gronde, gémit, crisse et crachote comme une bronchitique. Elle émet quelquefois
des bruits stridents de métal fatigué.
Aire du Chavanon, on va
laisser hommes et matériels se reposer un peu. Je m’engage en descente dans la
rampe d’accès, je rétrograde, 90, je rétrograde encore, 70. Je m’apprête à
rétrograder encore en prévision du panneau 50 et ça coince et ça grince et ça
résiste et PAF, ça casse ! Un coup sec, un bruit métallique de
déchirure ! Les vitesses ne s’enclenchent plus. J’arrête au frein. Je
reste là, tout bête, mon levier de vitesses tout mou à la main, dérisoire,
inutile, ridicule comme un membre viril débandé…
Pas de panique ! Mon
philosophe dit qu’il va voir si nous n’avons pas un pneu de crevé. Pascale
accourt, s’enquiert du niveau d’essence et prêche l’optimisme. Hélas, il faut
se rendre à l’évidence, c’est la panne, la grosse panne ! Il faut vite
mettre en place le triangle, allumer les feux de détresse, endosser les gilets
jaunes. Il faut fouiller dans les papiers, trouver les coordonnées du loueur,
de l’assurance, ceci après avoir récupéré mes lunettes. Et c’est bien sûr à ce
moment là que le vent se lève et s’acharne à emporter les documents. Et c’est
bien sûr à ce moment-là que tous les portables n’ont plus de batterie ou de
crédit !
Dans notre malheur, nous avons
cependant de la chance : nous sommes sur une bande d’arrêt d’urgence large
sur une bretelle d’accès à une aire de repos peu fréquentée. Nous avons un
téléphone orange d’appel au secours à 100 mètres à peine. Il fonctionne. Le
correspondant est aimable et efficace. Vingt minutes après arrive une énorme
dépanneuse auprès de laquelle notre utilitaire fait figure de jouet
miniature : Etablissements Coste et fils à Entraygues. En sort un
sanglier, hirsute, inquiétant. Il s’installe avec sa combinaison maculée de
cambouis sur mon beau siège et manœuvre le levier de vitesses en faisant la
grimace : « Foutu ». Il appelle Europe Assistance pour s’assurer
de la couverture. Je comprends alors qu’il peut parler, faire des phrases. Et
puis il tracte sur sa plate-forme au moyen d’un filin d’acier notre pauvre
véhicule avec dedans tous nos biens, tous nos souvenirs. Il nous indique la
route à suivre pour aller chez lui, RN 89. Lui, passera par une aire de
service.
Sensation rare. Nous repartons
à zéro. Nos meubles sont quelque part. Nous sommes sans domicile fixe. Nous
n’habitons plus à Cahors, pas encore à Marchampt. Nous habitons dans un camion
immobilisé juché sur une dépanneuse. Nous sommes des « gens du
voyage ». Mauvais, par les temps qui courent !
Nous arrivons chez Coste père
et fils. La dépanneuse et notre camionnette sont déjà là. En croisant Monsieur Coste père à la barbe
sylvestre et aux sourcils broussailleux, nous comprenons que le sanglier était
un marcassin. Nous errons au milieu des carcasses de voitures rouillées,
défoncées : au fond, nous avons de la chance, pas de morts, pas de
blessés, pas de tôle froissée. Simplement, on aimerait bien que quelqu’un nous
parle ! La marcassin téléphone puis décrète : « Bon, eh bin,
moi, faut qu’j’y aille ! ». Dépanner ? Non, il va déjeuner. Et
il a bien raison car en allant timidement frapper dans son réduit pour lui dire
que nous aussi nous nous absentons jusqu’à 14 heures 30, nous avons vu la laie
et senti ses odeurs de cuisine enivrantes. Le seul plaisir de leur vie, comment
le leur disputer !
Nous ne pourrons pas nous
consoler en partageant ce plaisir. Le seul restaurateur que nous trouvons dans
le coin nous fait sèchement savoir que « le service est terminé ». Il
en a marre des touristes, c’est évident ! Alors, nous allons grignoter une
tomate et un bout de pain sur le bord de la route. Puis, nous faisons contre
mauvaise fortune bon cœur : comme les sangliers nous ont fait savoir que
rien ne pourrait être décidé avant demain, comme il nous faut à tout prix un
téléphone fixe pour faire des appels au loueur et à l’assurance (des numéros en
800 avec des appuyez sur le 1, sur le 2, bref, il y en a pour une demi-heure à
chaque fois), comme nous devons récupérer à Lyon Samuel qui est en vacances en
Savoie et qu’il faut l’aviser du contretemps ainsi que France Télécom qui doit
installer Internet demain à Marchampt, comme nous avons besoin de bien dormir,
etc etc., bref, il faut vite prévoir une chambre. Il en reste deux à notre
restaurateur devenu plus aimable. Nous y resterons …. Vous le saurez en lisant
après-demain la suite de nos aventures (demain, RV à Toulouse chez l’ophtalmo).
Sachez seulement que nous sommes bien rentrés samedi soir 21, déménagement fait
après transfert par nos soins en plein soleil dans un autre camion.
(à suivre)
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