
Décembre 1960, Kreuztal, Allemagne
Kreuztal. Petit village de Bavière. Un décor de rêve pour un enfant de onze ans : la neige, les traîneaux, les luges. Il n’y a pas encore de clubs de vacances en ce temps-là. Le paysage est vierge de tire-fesses, de boîtes de nuit et de casinos.
Je partage avec mon grand frère une chambre qui sent bon le bois et la cire.
Nos hôtes sont charmants, mais nous demandent souvent de participer à l’épluchage des légumes ou à l’entretien du chalet. En échange, Gerhard, leur fils, a ordre de veiller sur nous et de corriger nos fautes de syntaxe.
Le matin, je ne sais pour quelle raison, nous allons nous laver à la rivière. -
-Pour lutter contre le froid, conseille Gerhard, il faut se mettre torse nu, bouger, chanter, crier. Ne montrez jamais que vous grelottez. Faites comme nous. Vous autres, les Français, vous n’êtes pas « gouracheux »…
Sur le chemin du retour, brosse à dents, serviette et savonnette en mains, les deux petits Français échappent rarement à quelques boules de neige, lancées par des mains espiègles. Gehrard, en bon garde du corps, riposte aussitôt. Nous sommes obligés de lui prêter main forte : il est notre hôte et il nous protège.
La luge. C’est notre activité principale du matin. Il ne s’agit pas de « snowracer » actuels, ni de « luges de carving », mais de bonnes luges traditionnelles en bois. Les descentes et les chutes sont spectaculaires. Parfois nous croisons un traîneau tiré par un cheval. Le cochet nous propose de monter à bord. Un pur bonheur.

Deux ou trois jours avant le réveillon de Noël, les enfants décorent l’immense sapin qui trône dans le salon. L’entreprise est trop sérieuse pour n’y accorder que quelques heures. La construction, la répartition des masses demandent réflexion, concertation, négociation.
Un petit cadeau pour chacun au pied de l’arbre. Pas de papier tapageur. Les Allemands ne sont pas des amateurs fervents de l’empaquetage traditionnel cher aux peuples latins.
20 heures. Le repas commence. Une gigantesque salade de patates et de saucisses froides trempées dans la mayonnaise. Le père pose trois dés sur la table. Le jeu consiste à les lancer jusqu’à obtenir trois fois six. Pendant ce temps les autres convives s’empiffrent. Dès que le joueur réussit à faire le total requis, il passe à son voisin et ingurgite tout ce qui se présente dans le saladier, sans prendre le temps de mastiquer.
Dans ces conditions draconiennes, je ne « tiens » qu’un tour. Mon frère, plus héroïque que moi, abandonne au deuxième.
En attendant minuit, Gerhard se met au piano et joue du Mozart. Puis les parents réclament des chants.
Les cloches sonnent. Tout le monde s’embrasse. Dehors, une ombre étrange passe sous les fenêtres. C’est le facteur, ivre mort, qui rentre chez lui à quatre pattes.
Pour nous remettre de nos émotions, nous partons bras dessus, bras dessous à la messe. Il faut traverser un bout de forêt pour atteindre l’église. La neige est si épaisse qu’il n’est pas besoin d’une lampe de poche pour guider nos pas.
Un fantasme, toujours le même, me titille chaque hiver depuis quelques années : j’aimerais tant revivre des Noëls aussi bon enfant, et voir à minuit les sapins crouler sous la neige.

(Pour les Allemands, cet intérieur tout en bois, en coussins, banquette et table de coin, est "gemütlich". Voilà un mot intraduisible en français. Ce pourrait être "chaleureux", mais le terme est très approximatif. Est "gemütlich" tout ce qui est mis à la dispostion des invités pour rendre leur séjour agréable et confortable : table de coin, banquette, coussins, napperons, musique très douce, ambiance feutrée, tout est préparé, pensé, rien ne manque, l'odeur du café, des "Brötchen" frais, arrêtez-moi, je vais m'évanouir...)
JAC, le 19 mai 2012
Les commentaires récents