Quand le bouillant Louhisse-le-père « cassait les vitrines »
Ma mère distinguait toujours deux types de colères familiales: les colères blanches de son frère, mon oncle Lucien, et les colères rouges de son époux, mon père, le
bouillant Louhisse-le-père. Je ne sais à quel type mes propres colères appartiennent. Probablement à la première catégorie, les colères blanches, celles qui cheminent,
qu'on rumine lentement, celles qui rongent et se prolongent intérieurement... Peu importe d'ailleurs, car le résultat final est le même: une explosion incongrue. Mais j'envie les colériques rouges, les "soupes au lait", ceux chez qui ça monte tout soudain, ça descend aussi vite, et puis c'est fini, on n'en parle plus sinon pour en rire. C'est le cas d'une des plus célèbres crises de colère théâtrales de mon père dont je tiens à partager le récit avec vous:
(Papa ressemblait étrangement à Louis Jouvet. Il cachait sa tendresse sous des airs sévères. Ici, la photo me fait penser à la cérémonie de la signature des carnets de
notes. Mais on pourrait aussi bien remplacer le stylo par des haricots verts!)
1946: la guerre est encore très présente. Ruines, rationnement, personnes déplacées. Ma petite tante Denise, la plus jeune sœur de papa, a annoncé sa venue de Turin.
Elle va nous présenter son mari italien, Piero, qu'elle a épousé en pleine guerre, en 1943. Les circonstances ne nous ont pas permis de le rencontrer plus tôt et papa,
mobilisé en 39 puis prisonnier en Allemagne n'a pas vu sa petite sœur depuis 7 ans! Il conviendrait donc de mettre les petits plats dans les grands mais comment faire en ces temps de disette?
Papa frétille de joie à l'idée de ces retrouvailles et décrète qu'il se charge de tout! Effectivement, il rentre un soir du bureau très fier de lui: il a trouvé dans une petite
épicerie de la rue Beauvoisine des petits pois et des haricots verts frais. "Vous m'en direz des nouvelles!" claironne-t'il. Bien plus, papa décide qu'il ne veut laisser
personne d'autre que lui les préparer. Il étale précautionneusement un journal sur la toile cirée de la table de la cuisine pour recueillir les épluchures. Nous le regardons
faire avec une admiration mêlée d'appréhension...Papa est dans un rôle si peu habituel chez lui!
Il y a autour de la table, outre mon père et ses légumes, mon frère Michel plongé dans un rédaction (théoriquement pour le lycée mais en réalité pour un journal auquel il collabore secrètement), mon ami Pierre Legay (dont personne ne peut deviner qu'il sera mon beau-père 40 ans plus tard!) qui étudie la radiotélégraphie et s'acharne sur des messages en Morse et enfin moi-même, plongé dans mes livres et cahiers de classe. Ma mère vaque aux fourneaux.
Mon père écosse ses petits pois. Décevant. L'intérieur est pauvre en grains contrairement aux promesses de l'enveloppe. Dépité, papa passe aux haricots. Il commente en continu car telle est son habitude. Quand papa va se coucher, il dit: "Je vais me coucher". Quand papa remonte son réveil matin Jaz, il dit: "Je remonte mon réveil matin Jaz". Quand papa se rend aux toilettes, il dit: "Je vais aux toilettes". Quand il équeute des haricots verts, il dit haricot après haricot: « J'équeute le petit bout, j'équeute le gros bout. Tiens, il y a un fil... ». Nous pouvons ainsi suivre la montée de l'intensité dramatique de la pièce qui se joue devant nous: "Tiens, un haricot pourri... Tiens, encore un haricot pourri...".
Et tout à coup et tout à trac crépite en cadence sur nos caboches consternées et sur nos cahiers cabossés la grêle grenue et le cliquetis des pois écossés ainsi que les
ricochets des haricots caducs projetés aux cris de « Haro! Sus aux haricots! » auxquels font écho quelques autres clameurs courroucées du capitaine abusé qui se
cabre, promet tous les saccages... et tourne comme un lion en cage! Il terrifie, trépigne, tonne et tonitrue dans une cacophonie chaotique tandis que la douce maman tente par des appels au calme patients de rassembler les reliquats du combat et de sauvegarder cahin-caha sa cuisine d'une catastrophe calamiteuse. Pierre, crispé sur son
manipulateur, s'absorbe dans des messages en Morse, sans doute des messages de détresse, Ti, Ti, Tit, Ta, Ta, Ta, Ti, Ti, Tit ... _ _ _ ... SOS, SOS !
Le père, champion olympique du lancer de petit pois, gesticule. Il ne peut rester claquemuré, il lui faut de l'air, de l'exercice, de l'action! Il ramasse les pièces à conviction et part comme une flèche pour la rue Beauvoisine, raide comme la Justice en marche! Une justice expéditive car il annonce: "Je vais casser les vitrines! ». L'expression restera, colportée sous le manteau. A chaque colère paternelle, on chuchotera: «Voilà Louhisse qui casse les vitrines! ».
Nous n'avons pas pu assister à la suite des événements. Sans doute, la longue marche vers la rue Beauvoisine a-t'elle porté conseil et rafraîchi les idées assassines de mon père. Toujours est-il qu'il est revenu une bonne heure plus tard avec de vrais haricots tendres, sans fils, pas pourris qu'il a aussitôt entrepris d'éplucher dans un concert de commentaires de satisfaction: « Ah! Encore un qui n'a pas de fil, ça ce sont des haricots! Ah! Je lui ai fait connaître ma façon de penser! Et voilà, encore un qui est parfait! Ah! je ne lui ai pas mâché mes mots! Encore un dont vous me donnerez des nouvelles! Ah! Si on se laissait faire avec tous ces margoulins! On ne me la fait pas, à moi ! Tenez, regardez celui-ci comme il est beau! ».
La réception de Denise et Piero a été une réussite. Complice, ma petite tante mise au parfum n'a pas manqué de louer l'excellence des haricots verts et de demander où on pouvait s'en procurer d'aussi bons...
Daniel Bas
19 Avril 2011.
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