Juillet 1989, Taormina, Sicile
Le Capo Taormina est un hôtel de luxe, érigé sur un promontoire rocheux, au pied de la ville. Le site, majestueux, offre une vue spectaculaire sur l‘Etna, Isola Bella et la baie de Giardini. Grâce à des ascenseurs et des galeries étranges creusés dans la roche, les clients peuvent se rendre à la plage privée ou profiter de la piscine à débordement.
Le restaurant, posé sur une terrasse panoramique, s’ouvre sur la mer. Au bord d’une autre piscine trône un piano blanc. C’est le décor d’une scène du film Le Grand Bleu, où Johanna retrouve Jacques et Enzo, ivres morts, en train de boire du champagne au fond de l’eau.
Ce soir, assis confortablement devant ce gigantesque aquarium, en compagnie de valses de Chopin et d‘un verre de Marsala, j’attends des tagliatelles de truffes aux copeaux de foie gras, puis un risotto milanais au safran, suivi d’un tiramisu du roi Stanislas.
Après mûre réflexion, j’ai décidé de ne dormir qu’une seule nuit dans ce palais. Ce n’est pas que je me lasse vite du luxe, mais le plaisir est dans la rareté. Et puis, pour tout dire, je viens de recompter mes derniers billets et, si je ne me trompe pas, j’ai juste de quoi m’offrir demain le camping qui jouxte ma demeure princière d’aujourd’hui.
Le surlendemain matin, dès huit heures, assis sur le siège avant de ma 4L, les mains en appui sur le volant, je ne supporte déjà plus la chaleur.
J’ouvre un œil, une portière, juste pour humer l’air du temps et découvrir l’envers du décor.
Tiens, donc, je suis placé tout contre la clôture du Capo Taormina…
Comme j’ai voulu profiter hier jusqu’à la dernière minute de la fraîcheur de mon hôtel, je suis arrivé dans la nuit au camping. Pas une place libre. Ou alors, en serrant bien entre deux camionnettes.
Maintenant, à travers les fils de fer barbelés, j’ai une vue imprenable sur mon voisin, le prestigieux 5 étoiles. Je me trouve même à deux pas du transat où je me suis longtemps prélassé. Les clients se lèvent avec élégance et prennent tout leur temps pour soulever les couvercles des marmites exposées sur les tables du buffet. Ah ! Ces effluves de café et de pain grillé ! Je n’ai droit à rien de tout cela ce matin, c’est la règle du jeu. Vers midi, je pourrai à la rigueur me laisser tenter par une soupe. Puis je remonterai tout doucement vers le nord de la botte italienne, la voiture pleine de bouteilles d’eau, le coffre chargé d’oranges. J’ai calculé au plus juste pour l’essence : entre quatre et cinq « pleins », pour rejoindre la Normandie, à condition de rouler à vitesse régulière.
Les Américains se régalent de saucisses et de salades de pommes de terre. Les Britanniques vont souvent se ravitailler en porridge. Moi, ce qui m’intéresse, ce sont plutôt les pâtisseries…La tentation est grande de profiter d’un trou ménagé dans le grillage pour chiper un croissant ou des choux à la crème. Les serveurs ont le dos tourné …Il suffirait d’élargir un peu le passage…La distance est ridicule jusqu’à la première table. Trois mètres ? Cinq mètres ? Et puis même, le personnel a déjà vu mon visage …
Une légère brise qui chasse les parfums du petit déjeuner du « Grand Bleu », amène dans le camp des pauvres des relents d’égout. Peu à peu, l’enclos résonne des cris des enfants qui réclament à manger et des appels insistants des vendeurs de journaux.
D’un côté les rivières de diamants, de l’autre des écoulements de tuyauteries.
Le contraste entre ces deux planètes vaut son pesant d’or.
Finalement, je passe la matinée entouré de marins, au fond d’un petit bistrot du port.
Au fond, c’est tout aussi agréable.
Et je n’ai pas le choix.
(Il faut savoir parfois retomber sur terre.)
JAC, le 15 décembre 2011
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