11 novembre 1963
Quatre amis, originaires du pays de Caux(*), se rendent en voiture à Paris pour assister à une rencontre de football. Avant le match, c’est l’habitude depuis des années, ils vont manger une choucroute dans une brasserie.
Il y a là Joseph, maçon à Gueutteville-les-Grès, Marcel, peintre en bâtiment et chauffeur de l’heureuse équipée, Alphonse, marchand de grains à Ecretteville-les-Baons et enfin Marius, cultivateur à Canville-les-Deux-Eglises.
Ce dernier, depuis le départ, est particulièrement euphorique : il vient de gagner une grosse somme à la loterie. Aussi a-t-il décidé de célébrer cet évènement extraordinaire, en invitant ses compagnons dans un grand restaurant des Champs Elysées.
Aujourd‘hui, on ne regarde pas à la dépense, c’est la fête, on se fait plaisir.
Marchant ici et là dans le quartier de l‘Etoile, les joyeux drilles parviennent tout à fait par hasard devant l’une des institutions gastronomiques de la capitale, un lieu d’exception, à la mesure de l‘incroyable bonheur du gagnant.
Pas la peine de s’attarder à compulser le menu affiché dehors, on verra bien, et, de toute façon, on n’y comprend rien.
En bons paysans habitués à la terre humide, ils secouent méthodiquement leurs chaussures sur le large paillasson de l’entrée. Puis, comme ils font leurs premiers pas dans le grand monde, ils s’amusent à jouer les politesses de théâtre. Un portier tout en bleu marine les accueille avec une sobre élégance, mais il a remarqué au premier coup d’œil la basse origine sociale de ses clients, peu conforme au prestige de la maison qu‘il sert et protège. La salle se trouvant au premier étage, un liftier conduit aussitôt le quatuor rustique jusqu’à l’ascenseur.
Les ruraux n’en reviennent pas. Grilles en fer forgé, clenche dorée, pantin habillé en rouge qui appuie sur des boutons... Ils se poussent du coude. Marius, à la bedaine proéminente, passe difficilement la porte à battants et ses 120 kg de graisse font trembler l’élévateur. Alphonse s’accroche à la manche de Joseph et d’un ton pleurnichard :
-Ben, ou qu’ chè qu’on va ? On s’en va -t-y au ciel ?
Le groom, serré entre deux gros ventres, fronce les sourcils et se contorsionne pour tenter d’échapper à la promiscuité.
Quand ils entrent dans le salon, la surprise est de taille. Des tableaux ! Des statues ! Des miroirs ! Des lustres en cristal ! Il doit y en avoir pour de l’argent. Impressionnés par le cadre, c’est avec grand respect, marchant très lentement, qu’ils suivent un serveur à queue de pie et nœud papillon jusqu’à une table libre.

Ils voulaient du grandiose, ils sont gâtés.
Les camarades, intimidés par tant de luxe, sont bouche bée et se contentent d’observer une planète qu’ils n’imaginaient même pas tout à l’heure.
Deux serveurs en livrée et gants blancs apportent à chacun un menu. Au bout de quelques minutes, tandis que les attablés lisent un peu au hasard des pages et des pages de plats aux noms indéchiffrables, un sommelier récite comme un bon élève au tableau les qualités primordiales des vins qu’il propose. Dès le dernier mot de son monologue, un garçon, un peu pingouin sur les bords de sa redingote noire, s’avance à son tour en battant des ailes, pour débiter les caractéristiques de cuisson et d’accompagnement des viandes.

Ces deux interventions, bien que soigneusement préparées, sont loin d’aider les quatre provinciaux dans leur choix. A vrai dire, ils n’ont pas écouté ni retenu grand-chose des discours, à part deux mots qui leur ont fait dresser l’oreille : escargots et vins.
Après bien des palabres qui commencent à agacer le personnel, Marius se décide à prendre la parole au nom de ses camarades :
-Y a pas un bon fricot avec des pommes de terre au lard ? Un bon pot-au-feu avec de la moelle ?
Le garçon se contente d’une réponse brève et définitive, tout en levant les yeux au ciel :
-Non, Monsieur. Le menu, Monsieur.
-Vous z’avez-t-y du cid’ bouché ? ajoute Joseph, pas du cid’ de Parisien, du cid’ eut’ cheu nous, pardi !
-Tais-touè, tè ! Est mè qui cause !(*) Pou’ commencer, ça sera quat’ langoustines en bouillon ginger…Ch’chais pas quouè , quat’ escargots…Et pi eun’ bouteille eut’ côte rôtie, siou p’lait.
Une demi-heure passe. Chacun consulte sa montre gousset. Cette petite marche par un temps gris d’automne leur a donné faim. En attendant l’arrivée de leur commande, ils ne perdent rien des gestes de leurs voisins. Non loin d’eux, un homme caresse la main d’une femme et semble lui dire des mots doux. Puis il lui verse du champagne. Un compliment la fait rire.
Juste à côté, trois dames bien mises, découpent leur poulet avec élégance, tout en jetant un regard distrait sur des revues de mode qu’elles s’échangent. L’une d’elles, la plus âgée, porte un chapeau fuchsia souple à petit bord relevé. Marcel l’a tout de suite repérée parce qu’elle ressemble à sa belle-mère, habillée comme elle en rideaux, mais, ajoute-t-il, après un silence pour ménager ses effets, « avec moins de moustache ».
Ils n’ont pas le temps d’accorder à ce bon mot le rire qu’il mérite, car les langoustines sont là, devant eux, fumantes, parfumées d’iode et d‘épices.
Aussitôt, chacun noue sa serviette autour du cou comme à la maison, et se prépare à livrer une bataille acharnée contre les carapaces et les pinces rebelles.
La partie de succions commence, apportant vite aux doigts et aux moustaches des touches jaunâtres et cuivrées, d’un comique irrésistible au milieu d’un décor aussi feutré que distingué.
Pendant ce temps, le vin descend vite dans les verres et les joues des Normands se font de plus en plus rouges. Les fruits de mer, ça donne soif !
Marius sent bien l’urgence de la situation. Il appelle le personnel à l’aide :
-Garçon ! Vous z’avez-t-y du Calva ? Just’ eun’ tit’ fine pou’ rincer la gorge…I’ nous faut l’trou normand, sinon, nous, on peut pas mâquer (*) la suite…
On leur apporte de mauvaise grâce un godet d’eau-de-vie de poire qu’ils boivent cul sec. Quand ils en réclament un autre, le serveur hausse les épaules et ne leur répond même pas. Un collègue qui a tout entendu revient avec une fiole d’alcool blanc. A ce moment-là, Joseph se lève et fait mine d’embrasser le jeune homme :
-Tè, min gars, tè un bon, touè ! Passque ton copain nous a fait boire eun’ fine de mauviette qui fait semblant d’ vous caresser l’gosier mais qui contente pas son homme !
Les convives se retournent, visiblement irrités, scandalisés par le comportement des Cauchois en goguette.
La deuxième bouteille de côte du Rhône est déjà bien entamée quand on amène les escargots. Deux douzaines chacun ! Ah, ils sont à la noce, les bons vivants ! Il faut les voir rouler des yeux d’envie sur les quatre assiettes brûlantes ! Ils rient et crient à faire tomber les murs.

Mais, déjà, un problème se pose : comment utiliser cet outil bizarre, ces deux petites cuillères collées face à face et qui bougent quand on leur appuie sur le dos ?
Chacun y va de son hypothèse de connaisseur.
Marius affirme que c‘est pour saisir la bête à la gorge, mais que ce serait plus pratique s‘il y en avait deux, comme ça, on l‘étranglerait du premier coup.
Alphonse « y met les doigts » et soutient qu’on peut se passer « de matériel de Parigot ».
Marcel, lui, est d’avis que c’est pour attraper la sauce.
-Ben, non, grand couillon !Ta sauce, ê va passer par les trous ! dit Alphonse qui croit avoir déjà vu « chu machin-là » au mariage à Henriette …
Si tu serres bien, ta bestiole, al’ est coinchée !
Une brochette de cinq commis de rang, les mains derrière le dos, observent cette scène cocasse et ne peuvent s’empêcher de pouffer. Cependant, pris de pitié pour les doigts boudinés et maladroits des mangeurs, l’un d’eux finit par se déplacer pour leur offrir une rapide démonstration.
Enfin, le rythme de croisière est atteint. Chacun a fini par comprendre comment se servir de la pince. Tout le monde se régale.
Soudain, un cri. Un escargot gicle de la pince de Marius, tombe sur le bras de la chaise, rebondit, ricoche, roule sur le plancher, puis finit sa course sous une table, à l’autre extrémité de la pièce.
Le propriétaire du gastéropode, habitué depuis son jeune âge à ne pas gâcher la nourriture, lève tous ses kilos par paquets de dix et court vers son bien qui lui échappe. Les convives, terrorisés, voient alors un bœuf qui fonce droit sur eux. Ils n’ont pas le temps de réagir. Marius est déjà par terre, à quatre pattes, cherche en se prenant les doigts dans la nappe et les jupons d’une demoiselle. On se baisse, on se tourne, on veut savoir ce que fait là-dessous ce gros tatou à bretelles et qui répète :
-Esscusez* ! Esscusez ! Est un chauteux(*) ! Mon escargot ! Il est là ! Il est là ! Esscusez !
Enfin, il revient, rayonnant de bonheur et de vin, tenant entre ses doigts sa précieuse coquille…
Vient alors le moment de l’addition. Marius regarde à peine la note et tire de sa poche une liasse de billets qu’il pose en tas sur la nappe.
A la sortie du restaurant, les compères saluent le portier militairement, avec le respect des deuxièmes classes heureux de partir en permission.
Le match commence dans une demi-heure, mais pour l’instant, ils ont plutôt envie de faire la sieste dans la voiture.

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JAC, le 25 mai 2012
Pays de Caux *, plateau à l’intérieur de la Seine-Maritime
Tè touè, tè, est mè qui cause * : Tais-toi, toi, c’est moi qui cause
Maquer * : manger
Un chauteux * : un sauteur
Esscusez * Les « x » sont souvent remplacés par « s ».
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