Rencontre édifiante : Monsieur Tartorange
Les Français n’aiment guère l’entreprise. Ils l’assimilent hâtivement à l’exploitation et à la seule recherche du profit. Le mot « entrepreneur » s’applique de plus en plus de manière réductrice uniquement aux entrepreneurs en bâtiment. L’esprit d’entreprise est pourtant tellement bien de chez nous que les Américains ont adopté le mot entrepreneur qu’ils prononcent « entreprenour » pour désigner de manière emphatique quelqu’un qui prend des risques, a de l’imagination créative et fait jouir ses concitoyens de ses innovations et de sa grande utilité sociale. Et l’ « entrepreneurship », l’esprit d’entreprise, arrive au sommet de leur échelle de valeurs. Chez nous, c’est moins évident mais il existe cependant des chefs d’entreprises (généralement petites ou moyennes) chez qui le besoin de créer et d’offrir un service l’emporte sur le goût du lucre et du pouvoir. J’ai eu l’avantage d’en rencontrer quelques-uns et tout particulièrement Monsieur Tartorange. Laissez moi vous raconter l’aventure d’un homme tout simple mais à l’activité néanmoins édifiante :
Monsieur Tartorange avait créé en 1965 la société Tartorange, petite affaire familiale spécialisée dans le moulage des matières plastiques et travaillant en sous-traitance. Bon an, mal an, l’affaire avait progressé et elle employait une vingtaine de personnes en 1970. Monsieur Tartorange assurait seul la direction de l’entreprise. C’était un homme travailleur, imaginatif, curieux, innovateur, excellent technicien, apte à prendre des risques. Il souffrait de l’état de dépendance et de la fragilité de sa position de sous-traitant. Il voulait assurer la pérennité et la prospérité de son affaire en sortant un produit entièrement nouveau, aux caractéristiques techniques et au prix incontestablement imbattables.
Il entra en méditation, puis, en 1971, il frappa un grand coup : la boîte à outils en matière plastique « Outinette » en trois coloris : turquoise, jaune canari et rose bonbon. Le tout accompagné d’un slogan bien senti : «Tartorange, la boîte à outils qui classe et qui range, avec Tartorange, plus de mélanges… »
(Une boîte à outils rose qui classe et qui range)
Monsieur Tartorange fit la tournée des grossistes et des meilleurs détaillants de Paris et argumenta avec conviction :
« Une boîte à outils métallique, ça pince, ça mord, ça blesse, ça rouille, c’est lourd, ça fait du bruit et c’est cher… Ma boîte « Outinette » est douce, légère, silencieuse, jolie, meilleur marché et ne s’oxyde pas… Sa supériorité technique, esthétique et économique est évidente… »
(Une boîte à outils qui pince, mord et blesse)
Et Monsieur Tartorange joignait le geste à la parole, démontrait la douceur, le silence, la légèreté. La boîte métallique faisait « Clac ! » en se refermant,, elle faisait « Rran, rran, rran… » quand on marchait en la secouant. La boîte « Outinette », elle, faisait gracieusement « Chchch… » et « Flop, flop, flop… ».
Les interlocuteurs furent séduits. Monsieur Tartorange plaça des commandes importantes en quincaillerie et au « Bazar de l’Hôtel de Ville », le paradis des bricoleurs. C’était le triomphe ! Hélas, trois fois hélas ! Six mois plus tard, les stocks ainsi constitués n’avaient pratiquement pas bougé ! Monsieur Tartorange, dépité, s’inscrivit à un cours de marketing. A la première pause-café, il expliqua son cas à l’animateur. Celui-ci, incrédule, interrogea :
« Des boîtes à outils en matière plastique ? Etes-vous certain que les consommateurs en veulent ? Avez-vous fait une étude qualitative préalable du marché ?
- Inutile, répliqua Monsieur Tartorange, il est évident qu’une boîte à outils en matière plastique a tous les avantages : ça ne pince pas, ça ne mord pas, ça ne blesse pas, ça ne rouille pas, ça n’est pas lourd, ça ne fait pas de bruit et c’est meilleur marché…Tenez, en voici un échantillon, vous l’essaierez chez vous… »
L’animateur rentra chez lui. C’était un piètre bricoleur qui pouvait difficilement planter un clou sans faire tomber le mur… Cependant, il avait toujours senti que lorsqu’il s’avançait en faisant résonner sa boîte à outils métallique – Rran, rran, rran…- le cercle de famille s’écartait respectueusement, plein d’admiration pour l’homo faber, pour la technique en marche ! Quand sa boîte « Outinette » rose bonbon fit « Flosh, flosh, flosh… », il souffrit cruellement d’un sentiment de castration ! Il fut surpris de constater qu’un produit aussi simple qu’une boîte à outils pouvait communiquer des symboles inattendus. Donc, il commença ainsi sa deuxième leçon de marketing :
« Nous ne vendons pas des produits, nous vendons des idées et des symboles, nous vendons des significations. La sémantique est la science des significations. Nous allons l’employer dans un exercice très simple. Vous allez me dire rapidement, spontanément, sans réfléchir, sans rationaliser ce qu’évoque pour vous le mot « boîte à outils ». Je vais écrire au tableau au fur et à mesure que vous parlez. Allons-y ! ».
Pendant quelques minutes, les participants mitraillèrent l’animateur de mots qu’il inscrivit au tableau : bruit, lourd, acier, silex, homo faber, puissance, homme des cavernes, vert, bleu, gris, homme de Néanderthal, sang, technique, plombier, père, désordre, etc.
(Boîte à outils de mec plus ultra)
Monsieur Tartorange réalisa que la dimension principale de la boîte à outils dans le subconscient collectif de l’époque et de l’endroit, c’était la virilité, voire la brutalité. Or, sans le faire exprès, il avait constitué un assemblage d’éléments certes cohérents mais qui allait malheureusement dans le mauvais sens : la matière, les couleurs aux tons pastels, la marque (un diminutif féminin !), tout communiquait le message de douceur, de tendresse et de féminité !
Monsieur Tartorange est retombé sur ses pieds. Il a décidé de segmenter son marché et a proposé et bien vendu ses boîtes à trois types de clients : d’abord aux possesseurs de bateaux pour lesquels l’argument « ça ne rouille pas » était essentiel, ensuite aux femmes peu émancipées comme boîtes à couture, enfin aux femmes plus émancipées comme boîtes à outils avec l’argumentation : « Le bricolage n’est pas réservé aux hommes, vous pouvez faire au moins aussi bien qu’eux avec un ustensile plus intelligent et bien adapté à votre morphologie ». Bien entendu, il lui a fallu différencier les canaux de distribution, les médias publicitaires, les slogans, etc.
Monsieur Tartorange était en vérité bien plus qu’un technicien de la matière plastique. C’était un agent de changement dans une société en mutation, toujours désireux d’apprendre, toujours désireux de maximiser son utilité sociale.
Daniel Bas
12 février 2011.
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