Le rat est un être poilu à petite tête chafouine et longue queue repoussante.
Depuis la nuit des temps, à la seule vue des moustaches et du manteau grisâtre de ce petit rongeur, des femmes sautent sur une chaise, des hommes saisissent leur fusil, des enfants hurlent à la fin du monde.
Dans l'inconscient collectif, la bête véhicule des caricatures effrayantes d'épidémies, de famines, d'apocalypse.
C'est le plus souvent vers minuit qu'il passe, ombre maléfique, en rampant sur nos canalisations d'égout, dans nos greniers, sous nos armoires et jusque dans nos caves, pour faire aboyer nos chiens, terroriser nos fils, nos compagnes.
S'il ne vous regarde pas en face c'est qu'il n'a pas la conscience tranquille. D'ailleurs il n'est pas le seul charognard veule à se vautrer au fond des poubelles. Tout comme lui, le cafard, par exemple, est une créature timorée qui préfère agir pendant le sommeil des gens honnêtes. Quant au vautour, s'il n'avait des ailes, c'est un être sans envergure.
L'homme a toujours craint cette bestiole moustachue comme la peste, et pourtant elle est son miroir. Elle lui renvoie en fait une image peu flatteuse de lui-même, car, il faut bien le reconnaître, là où il y a rat, il y a manque d'hygiène. Sa présence rappelle à l'humain qu'il n'a pas fait correctement le ménage. Et ça, ça le vexe.
A Paris, le rat s'en donne à cœur joie. Est-ce à dire que les Parisiens sont sales ? Il ne faut pas généraliser. En tous cas, il dévore chaque année près de 800 tonnes de détritus qui abondent dans les canalisations d'eaux usées. En période de Noël il fait même l'effort d'augmenter la cadence, sans pour autant aller réclamer toutes les cinq minutes le paiement de ses heures supplémentaires.
Il mange tout : savon, factures d'EDF, presse « people », yaourts périmés, saucisses faisandées, cuir, bois, plastique, tout. Il ronge même les câbles électriques, à l'image du garagiste qui ronge son frein devant une pile de factures impayées ou du spectateur anxieux qui se mutile les ongles lors d'un match de foot. En réalité, s'il ne cesse de grignoter, c'est parce que ses dents poussent en permanence.
Le paradoxe est de taille : sans la présence de ces rongeurs, les égouts seraient continuellement bouchés. Les éboueurs devraient alors travailler dix fois plus. Grâce au nettoyage efficace opéré sous nos pieds par ces surmulots fantômes, les poubelliers peuvent désormais profiter tranquillement de leurs 35 heures. Et pour ce faire, dès le vendredi après-midi ils se précipitent comme un seul homme dans tous les supermarchés des banlieues pour remplir leurs chariots de charcuteries et de plats cuisinés. Les agents de nettoyage le jour, se métamorphosent tout naturellement le soir en agents de consommation. Au milieu de la semaine, en bons consommateurs qui se respectent, ils se débarrassent sans remords dans leur vide-ordures d'une grande partie des victuailles dont ils se lassent. Dans la cave, derrière le casier à bouteilles, le rat n'a plus qu'à attendre le moment où l'éboueur-consommateur descendra la poubelle. Celui-ci pourra toujours considérer qu'offrir une partie du surplus alimentaire aux grignoteurs de l'ombre, est une manière discrète de les dédommager pour service rendu à la profession.
Juste équilibre des nouvelles mœurs : il serait nécessaire de nourrir les rats pour pouvoir nourrir les services de la voirie.
Par contre, dans les villes d'opulence, le rat s'étiole et se fait rare, pour la simple raison que les citadins aisés répugnent à entretenir ce pelé, ce galeux d'où vient tout leur mal.
Que ferait un rat à Neuilly ? Il s'ennuierait. Ne poussons peut-être pas l'ironie jusqu'à affirmer « comme un rat mort », mais il y a de ça. N'ayant que des miettes de biscottes à se mettre sous la dent, il tournerait en rond en remuant l'épaule droite comme s'il avait dans le dos un cintre qui le dérange. Et un rat des villes qui se morfond présente souvent les mêmes tics qu'un Neuilléen célèbre, appelé en 2007 à de hautes fonctions d'état.
Autre point à mettre à l'actif du rat, il a joué et joue encore un rôle sur le plan alimentaire. Il est consommé en Asie du Sud-est par certaines communautés rurales. En Occident, il a été mangé autrefois, mais seulement pendant les guerres, en particulier lors du siège de Paris entre 1870 et 1871.
Enfin, le rat apporte sa contribution, certes involontaire, à la recherche contre le cancer. Il est mêlé de près ou de loin à toutes les grandes découvertes biomédicales. Derrière chaque médicament proposé en pharmacie, se cache un rat qui connaît le goût du produit et, si le cobaye n'est pas encore mort, il doit avoir sa petite idée sur l'efficacité des breuvages que les malades ingurgitent.
Certes les rats font beaucoup de dégâts dans nos caves ou détruisent nos récoltes, en revanche, on peut les remercier d'aider les hommes à lutter contre les maladies qui les terrorisent. Et quand bien même ils feraient des ravages dans les champs, si ce sont des OGM, qu'ils ne se gênent surtout pas.
Qu'on le veuille ou non, le rat nous accompagne partout. La cohabitation entre les deux espèces a donc encore de beaux jours devant elle, d'autant plus que les similitudes dans leurs comportements sont nombreuses.
A commencer par les pratiques sexuelles.
Le rat dominant a décrété un beau jour qu'il était le chef. A ce titre il s'arroge le droit de choisir plusieurs femelles, parmi les plus jolies. En l'occurrence, cette attitude n'est pas très différente de celle que l'on peut observer chez les machos humains. L'animal présente alors son postérieur levé aux dominés et le frotte sur leur dos pour les marquer de son urine. Il y a peu, on aurait trouvé le même type de comportement chez des clients d'hôtels luxueux de Lille ou de New York.
Quand ça lui chante ou quand le Lion est en exaltation dans son Bélier, le rat leader n'hésite pas à s'approprier la nourriture des vaincus. Ceux-ci baissent aussitôt la tête et ne bronchent pas. Toutefois, et c'est tout à son honneur, quand il devient en quelque sorte président de sa communauté, il n'hésite pas à consulter ses subalternes, les ministres de la caste inférieure, et tient compte de leur avis.
Mais, attention ! En cas de pénurie, il devient très vite cannibale et les espèces les plus fortes s'attaquent alors à des congénères plus faibles.
A ce sujet, des études prouvent que les rats font tout pour éviter les dangers de la surpopulation. En régulant eux-mêmes la taille de la tribu, ils ne connaissent pas la famine.
Dans une troupe en temps de paix, la hiérarchie n'existe pas vraiment. Il n'y a ni jalousie, ni convoitise, ni lutte pour le pouvoir.
Le rat ne présente donc aucune des qualités requises pour faire carrière en politique.
Un rattus rattus qui écouterait sagement son concurrent direct dans un débat télévisé, serait très vite considéré comme un rattus raté.
Quant aux relations affectives entre les membres d'une meute, on en apprend de belles. Les rats d'une même famille se reconnaissent à l'odeur, même quand ils n'ont pas mangé de chou-fleur. D'autre part, les individus du clan aiment se toucher mutuellement. Ce cérémonial consiste à se glisser souvent l'un sous l'autre.
Une pratique qui n'existe chez les hominidés que le samedi soir, entre deux danses saccadées qui font monter la fièvre, dite justement « la fièvre du samedi soir ».
Une autre coutume étonnante intervient parfois dans les rencontres avec des surmulots étrangers au quartier. Les plus anciens soulèvent à tour de rôle la queue du visiteur avec une patte et lui reniflent les fesses pour savoir qui il est et d'où il vient. L'arrière-train des rats serait-il donc leur carte d'identité ? Leur carte Vitale ? Qui sait ?
Dans le domaine des qualités physiques, le terrien a un retard considérable sur son colocataire au nez pointu.
Le rat est un athlète aux capacités hors normes, un sportif doué pour la course, le saut à la perche, la nage, le pentathlon ou l'heptathlon.
Qu'on se le dise : il saute deux mètres sans élan, peut nager pendant 72 heures, courir le 100 m en moins de dix secondes.
Sa fréquence cardiaque est ahurissante. Il affiche entre 250 et 450 battements par minute. Performance qui n'a été égalée jusqu'alors que par un seul être humain, ex-directeur du FMI, ex-futur président de la république, également célèbre athlète du sexe à ses heures perdues, surtout dans la suite 21.
Son rythme respiratoire est de 115 inspirations par minute, ce qui, à vrai dire, le différencie très vite du poète, qui n'a besoin, lui, que d'une seule inspiration pour écrire un poème. En outre, il est capable également de jouer les équilibristes sur une corde à linge, grâce à sa queue qui lui sert de balancier. Très peu d'hommes sont capables de tels exploits.
En matière d'enfantement, la rate devance la maman humaine de cent coudées.
Les chiffres concernant les naissances sont éloquents : 10 à 15 ratons par portée, 24 à 70 petits par an, une gestation de trois semaines. Elle peut être à nouveau fécondée quelques heures après la mise bas, alors que dans les familles nombreuses d'homo sapiens tournées vers le tiercé, l'écarté + et les grattages de tout poil, il faut attendre une longue semaine pour pouvoir remettre le couvert.
Pendant que la rate expulse en silence une quinzaine d'enfants, la parturiente , à grands renfort de cris stridents à réveiller tout le quartier et de coups d'ongles dans le bras de son mari, accouche d'une souris.
On voit par conséquent que les destins du rat et de l'homme sont étroitement liés : épidémies, guerres, comportement en société. Ils ont aussi un lourd passé en commun.
Pendant des siècles, à chaque fois que les Vikings de Norvège venaient envahir la Normandie, des rats se glissaient à l'intérieur des drakkars. Le rattus norvegicus est un routard de la première heure.
En 1492, ayant squatté les cales des navires de Christophe Colomb, les rats ont eux aussi, à leur manière, découvert l'Amérique. Plus tard, les Espagnols et les Portugais n' ont pas été les seuls à envahir l'Amérique du Sud : les rats qu'ils transportaient sans le vouloir dans leurs bateaux ont participé également à la conquête. Francisco Pizarro pensait n'avoir emmené dans ses valises que des crucifix, il ignorait que derrière chaque malle se cachait un rat prêt à contaminer le continent de maladies terribles.
Pourtant, à sa décharge et sans jeu de mot, le rat n'est pas directement l'agent transmetteur de la peste. Ce sont les puces nichées dans ses poils qui contaminent les hommes en les piquant. Nuance.
De même, ce n'est pas non plus le Smartphone qui provoquerait le cancer des nerfs crâniens, mais la puce qui se vautre au fond du portable.
Les rats sont partout. Ceux de l'opéra ne savent pas sur quel pied danser. C'est du moins ce qui se dit, entre chats, aux heures de pointe.
A Roland Garros les rats quêtent en double avec un petit tamis, en espérant avoir les moyens d'assister à la finale et de faire connaissance avec des kinés d'une autre tribu, les rats masseurs de balles.
En Algérie, pendant l'été 1962, on leur faisait la chasse dans les ferries qui se rendaient à Marseille. On classait les mâles morts d'un côté, les femelles de l'autre. Le tas du milieu était celui des rats pas triés. D'ailleurs à cette époque dès la moindre alerte les rats quittaient le navire.
Dans les boutiques des villes huppées, quand ces petites bêtes sont entre copines pour choisir la couleur d'une robe, un rat dit gris, un autre rat dit rose.
En Sicile les mafieux n'ont aucun scrupule à vendre de la came aux rats. Un député communiste, Francesco Rosso (le rouge), a porté plainte. Il paraît que désormais les rats cament Le Rouge.
Dans le port de Marseille, après bien des campagnes d'extermination de ces rongeurs à queue grise, on croit les rats du quai éradiqués, alors qu'ils pullulent toujours autant la nuit, et partout, sous les portes cochères, près des bars louches, où les rats du quai quêtent un peu d'amour tarifé pour nourrir leurs enfants.
Enfin, il conviendrait de soulever une aberration concernant un tableau célèbre de Géricault exposé au musée du Louvre. Le peintre montre un naufrage, au cours duquel les corps agonisants s'enchevêtrent sur des planches assemblées en urgence. (Une œuvre à ne pas confondre avec « La mer de Galilée » dont Lacroix est la bannière.)
Sur la toile qui poigne le spectateur, une gigantesque méduse colle au rat d'eau, alors que personne n'a eu jusqu'alors la présence d'esprit de décoller le rat d'eau de la méduse.
JAC, le 31 mai 2015
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